Forfaiture

L’oie blanche et l’ogre jaune

Fasciné par l’adaptation qu’en avait faite Cecil B.DeMille en 1915, sur la base d’un roman de l’inconnu Hector Turnbull, un des grands cinéastes du Muet, Marcel L’Herbier, a réussi un remake très séduisant. À ce qu’il semble les adaptateurs ont pris de grandes libertés avec l’histoire originelle mais comme on ne la connaît pas, ça n’a strictement aucune importance. Il suffit de savoir que tout cela se déroule dans l’Orient compliqué, qui a fasciné des générations et des générations d’Occidentaux, grisés par un exotisme subtil, raffiné, intelligent, possiblement enluminé par de sacrées doses de cruauté et de sadisme.

Forfaiture est un beau film, à la réalisation technique très maîtrisée ; L’Herbier s’était d’ailleurs entouré de ce qui se faisait de mieux dans le domaine à l’époque : Eugène Schüfftan à la photographie, Pierre de Hérain au montage, Jacques Natanson aux dialogues. Voilà qui est solide. Mêmes structures baraquées à la distribution : Victor Francen – aussi excellent que dans La fin du jour – Louis Jouvet – qu’en dire qui ne soit émerveillé ? – Sessue Hayakawa, qui illustre parfaitement le cliché de l‘Oriental fourbe et cruel abondamment dispensé avant-guerre. Et de bons seconds rôles : Sylvia BatailleLucas Gridoux, Lucien Nat.

Ah, je n’ai pas encore dit un mot de l’héroïne, c’est-à-dire Lise Delamare. Trop prise par les feux ingénieux et médiocres du théâtre, elle n’a donné au cinéma que des silhouettes, des seconds rôles, des apparitions. Quel charme, pourtant, quelle qualité de jeu, quelle ductilité de visage ! On regrette que l’actrice n’ait pas eu la chance de figurer en premier plan d’une œuvre majeure, tournée par un cinéaste de premier plan.

L’intrigue de Forfaiture a de la qualité, du charme et de l’intérêt. Au fin fond de la Mongolie, un ingénieur de haut niveau, Pierre Moret (Victor Francen) est en train de construire une route, contestée par les profiteurs qui ne veulent pas de la modernité et entendent conserver les grands trafics des caravanes chamelières ; au premier rang d’entre eux Tang-Si (Lucas Gridoux) qui fomente des rebellions et des escarmouches destinées à retarder la bonne marche des travaux.

La ravissante Denise Moret (Lise Delamare), femme chérie de l’ingénieur, vient le rejoindre dans ces solitudes inquiétantes. Légère, virevoltante, désinvolte, alouette séduisante et futile, elle devient tout de suite la coqueluche du petit monde qui s’ennuie et s’alcoolise dans la région. Région où un prince d’opérette, Lee-Lang (Sessue Hayakawa) use son ennui en dispensant ses faveurs ici et là. Un aventurier sans scrupules, corrompu jusqu’à l’os, Valfar (Louis Jouvet) assisté de sa maîtresse Ming (Sylvia Bataille), fait tout pour faire échouer la construction de l’indispensable route.

La beauté de Denise irrite les sens du Prince qui va tenter de la conquérir en la compromettant, en l’endettant, en la traquant. Sotte comme pas deux, la jeune femme, pourtant profondément amoureuse de son mari, enchaînera bêtise sur bêtise jusqu’à faire traduire son époux en cour d’assisses après l’assassinat du Prince. Je renonce à conter les complications ingénieuses de l’intrigue, qui s’enchaînent habilement.

Je ne suis pas certain que L’Herbier n’ait pas été avant tout un cinéaste du Muet ; on dit en tout cas grand bien de ce qu’il a tourné avant le Parlant. Et si Forfaiture est un film très agréable à regarder, je ne le placerais pas toutefois dans un panthéon cinématographique : c’est bien, c’est prenant, c’est très joliment photographié mais ça demeure dans le domaine de la comédie dramatique (comme on disait) qui se termine bien mais qui a fait frémir un peu les émotions.

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