Babel

Ouarzazate et mourir.

Qu’est-ce que c’est que la virtuosité, qualité essentielle, mais non suffisante qui échoit en partage à certains artistes, qui appelle à en admirer l’éclat, le brio et le brillant, mais qui porte en elle-même ses limites ? L’histoire de la musique a retenu le nom de Niccolo Paganini comme un violoniste dont on n’hésitait pas à qualifier le jeu de diabolique, paraissant surmonter les pires difficultés avec une grande facilité, mais il n’occupe pas, dans l’histoire de la musique, une autre place que celle d’un instrumentiste souverainement doué. Et, par conséquence, d’un interprète aux capacités un peu vaines, réservées à l’éclat, mais nullement à la profondeur.

Après avoir regardé Babel, je suis allé regarder si j’avais déjà vu quelque chose de son réalisateur, Alejandro González Inárritu. Et je me suis aperçu avec un certain effarement que j’avais donné à un de ses films, qui s’appelle 21 grammes, une bonne note et une appréciation sympathique. Mais le mauvais côté, c’est que je ne me souviens absolument pas du film que j’ai vu pourtant il y a trois ans à peine. J’admets bien volontiers que mes facultés mémorielles disparaissent à grande allure et que mon cerveau est de plus en plus transpercé par les vermisseaux du bon docteur Alzheimer, mais tout de même je m’étonne de cet oubli.

Et, en fait, je ne m’en étonne pas : en réfléchissant à la structure complexe et subtile de Babel, je me dis qu’il est évident que cette construction sophistiquée l’est trop, précisément, pour laisser des traces profondes dans une mémoire d’un spectateur qui a vu, tout de même une palanquée de films de toutes époques, nationalités, genres et qualités. C’est tout à fait impeccable et séduisant, on prend du plaisir à suivre le réalisateur dans les méandres les plus compliqués de son histoire, on repère ici et là les finesses et les exploits, mais ça ne laisse pas davantage de traces qu’un de ces gros romans de plage que certains dévorent, l’été venu, en en tournant fébrilement les pages.

Trois histoires montrées en parallèle, dans des environnements absolument différents, liées par des fils solides pour deux d’entre elles, plus ténus pour la troisième. Richard et Susan Jones (Brad Pitt et Cate Blanchett) sont partis dans le Sud marocain essayer de rebâtir en voyage organisé leur couple qui bat de l’aile. Ils ont laissé leurs jeunes enfants, Debbie (Elle Fanning) et Mike (Nathan Gamble) aux États-Unis à la garde de leur nourrice mexicaine Amelia (Adriana Barraza). Voilà qui fonctionne simplement. Mais à l’autre bout du monde, au Japon, voilà que la caméra se braque sur un groupe de jeunes filles sourdes et muettes, d’où émerge vite la figure révoltée et presque agressive de Chieko (Rinko Kikuchi), dont la mère s’est suicidée peu de temps auparavant. Chieko, isolée par son infirmité et dont les désirs sexuels sont aussi intenses qu’inassouvis. On ne saura qu’à l’extrême fin du film quel rapport, à la fois ténu et considérable rassemble cette histoire-là et les deux autres.

J’y reviens : tout cela est très ben fait, filmé avec autant de moyens que de talent par Inarritu : on suit avec anxiété les mésaventures marocaines du couple Jones lorsque Susan est accidentellement gravement blessée par Yussef (Boubker Ait El Caid), un gamin qui a voulu tester la portée de la carabine que vient d’acheter son père pour abattre les chacals qui menacent son troupeau de chèvres. Les séquences filmées autour de la cabane misérable où vit la famille, d’une tonalité presque documentaire, sont d’ailleurs sans doute les meilleures de Babel. À peu près en même temps, la nourrice Amelia, qui n’a pu trouver personne pour la remplacer pendant une journée, en un coup de folie, emmène les deux jeunes gringos de l’autre côté de la frontière, dans le redoutable Mexique, au pétaradant mariage de son fils. Le retour du bon côté du Rio Grande frôlera le tragique. Pendant ce temps là, au Japon, Chieko fait tout ce qu’elle peut pour perdre son pucelage.

Tout cela s’emboîte parfaitement, même si, au bout du compte, on s’aperçoit des trucs que le magicien empile, ne cessant. de faire monter la tension dramatique que pour la faire immédiatement redescendre. En fait, on se demande un peu ce que le réalisateur a voulu dire ; le côté battement d’aile du papillon souvent mis en exergue, est bien fragile. Alors, le titre ? Sans doute, mais qu’est-ce que Babel, cette fois que l’Homme a voulu faire le malin, comme disait Charles Péguy ? Dimension topologique ou confusion des genres ?

On ne voit pas trop. Je suppose que j’oublierai aussi vite Babel, qui m’a diverti, que j’ai oublié 21 grammes, mêmement apprécié…

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