Karnaval

Le rigodon des Flandres.

Une des grandes qualités de ce film formidable, qui reçut d’ailleurs un accueil public et critique éclatant, est de mêler avec virtuosité une histoire de désir et de songerie à la formidable vitalité du carnaval de Dunkerque. De faire aussi que cette histoire amoureuse ne puisse se passer comme elle se passe que dans ce cadre de folie et d’outrance ; ceux qui ne connaissent pas le Carnaval peuvent le juger ridicule et même obscène et ceux qui le vivent de l’intérieur passent leur temps à attendre toute l’année son retour, au cœur de l’hiver, dans les brouillards, les pluies, le froid effacés par les déguisements effarants, la bière, l’amitié et les chansons…

Je suppose que tout le monde a plus ou moins vu à la télévision des images de cette mascarade éclatante où toute la population de la ville et de ses communes voisines se jette dans des chahuts paillards. Tout le monde, bourgeoisie et prolétariat réunis, se grime et se costume en rivalisant d’ingéniosité, beugle des chants traditionnels, souvent obscènes et souvent idiots, défile en bandes de quartiers ou de banlieues, se faufile dans les chapelles, qui sont des appartements d’amis où on boit (encore) et chante (encore) et se retrouve dans un bal tonitruant. J’invite les curieux à lire l’excellent article de Wikipédia qui présente un panorama très complet de ces festivités hivernales, cent fois moins artificielles que celles de Nice ou de Menton.

Premières images : trois personnages bizarrement vêtus, munis d’un parapluie à très long manche, sous un ciel gris de février, descendent d’une dune de sable ; se tenant par le bras et grommelant Tiens, voilà la quille, ils s’éloignent sur une longue jetée, entre maisons encore endormies et mer grise. L’atmosphère est tout de suite posée.

Puis séquence brève : Larbi (Amar Ben Abdallah), qui en a marre de se faire exploiter par son père mécanicien décide de partir pour Marseille. Plus de train. Pluie diluvienne. Se réfugie dans le premier immeuble pour attendre l’ouverture de la gare. Retour à la maison des carnavaleux, Christian (Clovis Cornillac), ivre mort porté plus qu’à demi par sa femme Béatrice (Sylvie Testud) qui ne parvient pas à lui faire monter les trois ou quatre étages vers leur logement. Larbi donne un coup de main, flanque l’ivrogne dans son lit, est invité à boire un verre. Coup de flash : Larbi tombe illico sous le charme de la jeune femme qui, de son côté, n’est pas insensible à ce type qui lui parle du soleil marseillais. Mais il ne lui viendrait pas à l’idée d’aller vers le Sud, puisqu‘à Dunkerque, l’hiver, il y a le carnaval. Et que Christian et Béa ne pourraient pas concevoir des samedis et des dimanches sans leur bande de copains, leurs bitures et leurs chansons. La mère de Béa (Martine Godart) est là pour garder la petite fille du couple ; elle les comprend bien, les envie un peu, puisqu’elle a été aussi carnavaleuse mais après tout, les grand-mères, ça sert à ça.

Larbi s’en va ; sur le pas de la porte, un baiser de désir. Mais comme le dira le lendemain Béa à Larbi, qui fait tout pour la retrouver, Hier, c’était un baiser de carnaval. Là, une parenthèse : j’ai lu un jour quelque part qu’à Dunkerque, jadis ou naguère, il y avait dans les contrats de mariage une clause qui mentionnait explicitement que les époux pourraient disposer d’une totale liberté lors des périodes de carnaval ; en quelque sorte, tout ce qui se passe alors est réputé n’avoir pas existé ou n’avoir pas de conséquences. C’est cette singularité qui sous-tend le film, au demeurant et qui en rend évidente la conclusion, les wagons retrouvant leurs rails.

Mais entre-temps il y aura eu bien des péripéties, parce que le rogneux Christian/Cornillac, qui est tout, sauf aveugle, s’aperçoit bien que Larbi/Ben Abdallah recherche partout Béa/Testud qui est tentée, au moins par le jeu des corps.

Et tout cela se déroule naturellement au milieu de la fête, avec des scènes formidables de chahut et de bringue ; dans les excellents suppléments du DVD, Thomas Vincent explique avec beaucoup de finesse et de précision comment il a pu à la fois conserver le regard de la caméra sur ses acteurs principaux et leur bande (d’où émergent aussi Jean-Paul Rouve et Dominique Baeyens) et aussi sur la foule qui ondoie, serpente, mugit avec une formidable vitalité. On se demande pourquoi Thomas Vincent, si bien lancé en 1999 par Karnaval s’est ensuite englué dans la réalisation télévisuelle : originalité du sujet, direction d’acteurs impeccable, sens du mouvement et sens du rythme, tout est réussi dans le film, presque sans aucune des facilités qu’on peut toujours craindre dans un mélodrame. Il y a de la tenue, de la subtilité, de la couleur. C’est très bien.

 

Leave a Reply