Twin peaks : le retour

Le monde est ton aventure.

La seule question qui me paraisse se poser est de savoir s’il est opportun alors qu’on a déjà réalisé une manière de chef-d’œuvre – la première série de Twin Peaks, évidemment -, de se lancer le défi de poursuivre. Et de poursuivre 25 ans plus tard. Il va de soi que j’écarte, pour qui me mettrait ça dans le nez, les hideux Bronzés 3 parce que les deux premiers films, si agréables qu’ils sont, n’atteignent tout de même pas les sommets de la création artistique et qu’on doit aller chercher plus substantiel. Alors quoi ? Je ne vois pas grand chose au cinéma. En littérature, deux idées me viennent en tête : la trilogie des Mousquetaires d’Alexandre Dumas ; le premier opusLes trois mousquetaires, suivis de Vingt ans après (comme son nom l’indique) puis du Vicomte de Bragelonne (qui se situe dix ans après le deuxième volume). Mais les trois œuvres ont été écrites très rapidement : 1844, 1845 1848. Voyons dans un tout autre recoin : l’histoire de Solal, contée par Albert Cohen : ah tiens ! : Solal en 1930, Mangeclous en 1938, Belle du Seigneur en 1968. Mais là, il y a une unité de personnage.

Rien à voir avec la symphonie concertante dirigée par David Lynch. Parce que le monde ainsi conçu est une véritable re-création d’une société, une comédie humaine absolument grisante qui pourrait ne jamais s’interrompre. D’ailleurs, à l’issue du 18ème épisode de Twin peaks, bon nombre de portes demeurent ouvertes, rien n’est achevé, rien n’empêche les auteurs, David Lynch et Mark Frost de nous donner à voir ad libitum le monde que, démiurges fascinants et inquiétants, ils nous ont proposé. Il y a tant de richesse, tant d’imagination, tant d’orientations dans ce qui nous est présenté qu’on ne voit pas pourquoi cela devrait s’interrompre.

Cette nouvelle saison ne pose plus vraiment les questions que l’on pouvait ressentir lors des premières : ce n’est plus Qui a tué Laura Palmer ?, ni même Que va-t-il advenir des magouilles immobilières des frères Horne ? ni même L’agent spécial Dale Cooper parviendra-t-il à sortir de la Loge noire ?. En fait, comme dans tous les films de David Lynch, on doit se laisser aller à un rythme hypnotique, captivant, sidérant, se laisser gagner par la lenteur voulue de certaines séquences où il semble ne rien se passer mais qui font partie de cette extraordinaire façon dont le réalisateur nous englue.

Ce qui a de plus prodigieux, c’est la facilité de Lynch de mélanger sans qu’on en soit surpris, sans qu’on regimbe, des éclats de n’importe quoi : dans Twin peaks il y a des scènes d’une cruauté insupportable, des séquences sanguinolentes presque dérangeantes. Il y a des moments burlesques et presque ridicules, par exemple entre les amoureux du bureau du shérif de Twin Peaks, la standardiste Lucy Brennan (Kimmy Robertson) et son brave couillon de mari Andy (Harry Goaz), d’autres très singulières (les frères maffiosi Bradley (Jim Belushi) et Rodney (Robert Knepper) Mitchum et leur idiotes et gracieuses bunnies. Il y a de nombreuses séquences de classiques affaires de gangsters, d’autres qui sont affreusement gore, avec des visages explosés, d’autres vraiment poignantes (le petit garçon tué sur la route).

Et finalement, c’est ce qui fait l’immense qualité de ce feuilleton : on erre, sans toujours bien comprendre (mais comprend-on bien toujours ce qui se passe autour de soi, dans la rue ou même au boulot ?). On abandonne au passage des personnages dont on imaginait qu’ils pouvaient être importants ou significatifs (la junkie Hailey Gates et son gamin dans la caravane déglinguée, ou Beverly (Ashley Judd), la nouvelle secrétaire de Benjamin Horne (Richard Beymer) à l’Hôtel du Grand Nord à Twin Peaks, les filles qui s’alcoolisent au Bang-bang bar et tant et tant d’autres).

Des atmosphères de cauchemar aussi gênantes que dans Eraserhead, premier long-métrage de David Lynch, mais aussi des séquences oniriques lumineuses et dorées, la beauté exceptionnelle du filmage des forêts et des villes, une collection de visages et de corps qu’on n’oublie pas, des gens qui font frémir (le couple Hutchens : lui, Gary (Tim Roth) tue, elle, Chantal (Jennifer Jason Leigh), torture, l’un et l’autre faisant ça avec volupté).

On retrouve beaucoup d’acteurs de la première série, primordiaux (Kyle MacLachlan) ou secondaires (Peggy Lipton, qui interprète Norma Jennings, la patronne du café qui emploie toujours Shelly Briggs (Mädchen Amick), Catherine E. Coulson, la femme à la bûche, Michael Horse, le shérif adjoint aux origines peau-rouge).

On en découvre plein de nouveaux, par exemple Naomi Watts ou (dans un caméo, il est vrai), Monica Bellucci. Et aussi on a le bonheur de constater que le talent de David Lynch n’est pas réservé à la réalisation et qu’il est extraordinaire dans le rôle du patron sourd du FBI Gordon Cole

Je doute que beaucoup de feuilletons puissent rassembler avec tant d’imagination et tant d’allure des épisodes aussi disparates, mêlant aussi adroitement l’horreur, le comique, l’érotisme, le fantastique, la noirceur, l’onirisme. C’est absolument grisant, en tout cas.

Leave a Reply