Monstres et garces
Trois ans après le Jeudi Noir et la grande crise de 1929, l’idée était de montrer au cinéma des fictions aux racines plus encore épouvantables que celles qui matraquaient la vie quotidienne. Ernest B. Schoedsack réalise les sublimes Chasses du comte Zaroff (1932) ou le premier King-Kong. (1933). James Whale tourne
Frankenstein (1931), L’homme invisible (1933), La fiancée de Frankenstein (1935). Tod Browning la série des Dracula avec Bela Lugosi dès 1931, (La marque du vampire en 1935) mais surtout, en 1932, cette Monstrueuse parade (Freaks) qui scandalisa tant et tant public et critique que Browning ne put plus tourner que quatre films.
Freaks, donc. Film étrange, bref et fascinant, qui plaque, sur l’histoire assez simple et convenue d’un brave type ensorcelé par une garce, toute une galerie de créatures difformes
Car si la garce est assez classique, gourgandine vénale, cruelle, sadique (La chienne de Renoir est de la même époque), le brave type est une des attractions d’un drôle de cirque, un nain sensible, fortuné et naïf. Tout se passe très mal, mais tout finira très bien, sauf, naturellement, pour la garce qui deviendra une des pièces maîtresses de l’épouvantable collection exposée pour la plus grande fascination des spectateurs.
Ce qui frappe, aujourd’hui où, grâce à des effets spéciaux compliqués, on parvient à représenter les plus épouvantables créations de nos cauchemars, c’est que tous ces monstres sont bien réels et se sont produits comme tels dans ces expositions et spectacles tératologiques que des siècles curieux – et guère soucieux de dignité humaine – ont vu sans le moindre scrupule.Oserait-on, à l’heure actuelle, présenter en phénomènes de foire des sœurs siamoises, des squelettes vivants, des femmes à barbe, des hermaphrodites sans verser des torrents de larmes hypocrites ? On le ferait, sans doute, dans des émissions particulièrement dégueulasses de télévision, mais on tiendrait alors un discours très faux-cul, comme dans la série pâlotte Joséphine, ange gardien ; dans le film de Tod Browning, moins d’afféteries niaises, mais peut-être davantage de clairvoyance et de franchise.
Ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, du voyeurisme : ainsi la séquence sidérante où l’homme-tronc (Prince Randian), complètement emmailloté, allume sa cigarette avec une virtuosité presque… gênante tant elle est choquante). Les pauvres pensionnaires du cirque Tetrallini, à qui il manque les bras, les jambes, ou le cerveau sont présentés de façon un peu simpliste, comme d’excellents et braves gens capables de s’unir contre les méchants et, alors, de devenir impitoyables.
Parce que, évidemment, Freaks est un film d’épouvante, et qu’il y réussit drôlement bien, une fois les atours de l’anecdote ôtés. Les scènes finales, que ce soit sous l’escalier des roulottes ou dans une nuit hachée de pluie, scènes où le sol grouille devant la furie des vengeurs, sont particulièrement réussies. Il manque au film, sans doute, la dimension humaine bouleversante que Lynch a donnée à son Elephant man, mais sa qualité, près de huit décennies après son tournage, en fait encore une œuvre particulièrement forte et intéressante.