Quelle affaire !
En plus de soixante ans de cinéphagie où, au cours des saisons j’ai regardé tout et n’importe quoi, je ne crois pas avoir vu quelque chose d’aussi bizarre que Ma loute, film insensé, décontenançant, incongru, qui souvent agace, désespère, exaspère mais devant qui on ne décroche pas. On a évoqué à son propos le Fellini de 8 1/2 ou le Bunuel de La voie lactée ; voire ! Le film de Bruno Dumont n’est ni onirique, ni surréaliste. C’est autre chose.
Ambleteuse, plage du Pas-de-Calais, 1910. Billie Van Peteghem (Raph), fille (à moins que ce ne soit un garçon) de famille bourgeoise dégénérée, rejeton incestueux d’Aude (Juliette Binoche) et de son frère André (Fabrice Luchini) (à moins que ce ne soit de son grand-père – personne n’est sûr de rien) engage une histoire (sentimentale ? sensuelle ? curieuse ? perverse ?) avec Ma loute Brufort (Brandon Lavieville), pécheur de moules sauvages.
Et sauvage pécheur de moules, dont la famille abrutie et sous-prolétarienne a la délicieuse particularité d’être principalement cannibale et donc, lorsque le garde-manger est vide, d’estourbir les estivants qui ont le malheur de s’aventurer dans les dunes de la côte d’Opale. Et ces disparitions inexpliquées suscitent l’enquête policière de deux zigomars qui ressemblent à Dupont et Dupond de Tintin (pour l’affublement) et à Laurel et Hardy (pour la complexion physique).

Trois groupes de personnages qui n’ont rien en commun ; de leur improbable rencontre naît l’étrangeté du film. Étrangeté accrue par la juxtaposition d’acteurs de métier (outre
Fabrice Luchini et
Juliette Binoche, frère et sœur Van Peteghem il y a
Valeria Bruni-Tedeschi (magnifique !), femme du premier et cousine de l’un et l’autre, l’endogamie bourgeoise allant de pair avec l’inceste) et de gens recrutés ici et là, dont le jeu est miraculeux de justesse : rien d’outré ou de ridicule dans l’interprétation de la famille cannibale Brufort, le père,
L’Éternel, (Thierry Lavieville), la mère (Caroline Carbonnier), le fils aîné
Ma loute (c’est-à-dire
Mon garçon, comme l’appelle son père) et les trois plus jeunes frères qui se repaissent allègrement de salades sanguinolentes de doigts et de côtes flottantes ; non plus pour Nadège (
Laura Dupré), bonne des Van Peteghem et amoureuse de
Ma loute ; et s’il en va différemment pour le couple bouffon de policiers, c’est parce que son intervention relève du burlesque, du cinéma muet, de la bande dessinée.

Admirable musique (du compositeur belge Guillaume Lekeu, mort en 1870, à 24 ans) ; photographie superbe des plages du nord, avec des ciels troués, effilochés de nuages, des lumières bleu-gris, argentées, dorées, plombées par l’orage ; décors extravagants (invraisemblable maison Typhonium à Wissant) ; c’est tout sauf du cinéma ronronnant, classique, banal, mais ça peut absolument déplaire, irriter, scandaliser même, aussi.

Sortant hier de la salle, je me disais que je n’avais aucune envie de revoir jamais le film ; c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Ma note ne veut rien dire, c’est simplement une moyenne arithmétique. Et je ne suis pas très satisfait de l’avis que je dépose, il me semble que je n’arrive pas à parler vraiment de
Ma loute.
This entry was posted on dimanche, juin 19th, 2016 at 17:51 and is filed under Chroniques de films. You can follow any responses to this entry through the RSS 2.0 feed.
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