1974 – Une partie de campagne

« Je vous parle d’un temps… »

Les jeunes gens d’aujourd’hui – c’est-à-dire, dans mon esprit ceux qui ont moins de cinquante ans – auront du mal à imaginer, s’il leur vient l’idée de regarder le film de Raymond Depardon, l’extrême intérêt que ce document présente pour les vieilles gens de ma complexion et de mon âge. Et, à dire vrai, je ne crois pas vraiment qu’ils puissent s’y intéresser, tant ce documentaire passionnant est profondément ancré dans le moment précis où il a été tourné et nécessite, pour qu’on le goûte vraiment, sans doute moins des connaissances sur la période (qu’on pourrait acquérir par des livres) que des souvenirs de ce qu’on voit à l’écran.

Je vais m’expliquer là-dessus.

Tout d’abord il faut savoir qu’Une partie de campagne, qui filme la victoire à l’élection présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing le 19 mai 1974, a été tournée à la demande du candidat, acteur déjà majeur de la vie politique française, qui avait compris très tôt que la civilisation de l’écrit était en train de laisser la place à celle de l’image et que, dans une campagne électorale presque improvisée comptaient moins désormais les magies de l’art oratoire que les sortilèges de la communication.

À force de faire mine de tout comprendre avant tout le monde – ou plutôt, ce qui est encore moins laudatif – d’anticiper sur les allures plus calmes d’une société structurellement conservatrice, VGE s’est fracassé en 1981 sur la Force tranquille de François Mitterrand. Il ne s’en est jamais remis. Peut-être d’ailleurs subodorait-il cela en se voyant filmé par Depardon puisque le documentaire, mis sous embargo par son commanditaire, n’a pas été diffusé avant 2002.

Ce qui est, pour les vieux crabes de ma sorte, la force du film, le rend tout à fait fascinant, c’est le parti de tourner sans aucun commentaire, sans aucune contextualisation ni explication. C’est vraiment le document nu, brutal même quelquefois, capté au plus près de la réalité, jeté sans précaution ni pudeur au spectateur.

De ce fait, donc, on n’évoque pas la mort brutale de Georges Pompidou le 2 avril 1974, bien avant le terme de son septennat, ni l’extraordinaire bouillonnement du marigot où s’agitaient ses potentiels successeurs et les candidatures envisagées et avortées de Pierre Messmer, alors premier ministre, de Christian Fouchet, d’Edgar Faure. Pas davantage celle de Jacques Chaban-Delmas, soutenu par l’UDR, principal parti de la majorité, mais trahi par Jacques Chirac qui a entrainé avec lui 42 autres députés gaullistes. On est d’emblée et presque exclusivement aux côtés de Giscard et de ses principaux lieutenants, en premier lieu Michel Poniatowski, qui sera son premier ministre de l’Intérieur.

Mais donc – et je reviens à mon propos initial – comment goûter le film si l’on n’a pas immédiatement en tête les manœuvres d’appareil qui sont filmées sans être explicitées ? Ainsi la rencontre avec Claude Labbé, patron des députés UNR à l’Assemblée qui, après le premier tour et le désistement de Chaban vient apporter la soumission de son groupe ; ainsi ces visages qui surgissent ici et là, lors d’un meeting (l’œil sombre du vertueux Jean Royer, maire de Tours, qui avait obtenu au premier tour 3,74% des voix) ou d’une réunion du brain-trust (Jean Lecanuet, Roger Chinaud, Xavier Gouyou-Beauchamps.

La caméra capte tout et si le film a été si longtemps retenu par Giscard, c’est, paraît-il, qu’on le voit s’emporter fortement contre un de ses plus fidèles soutiens, Michel d’Ornano qui avait eu le tort d’aller parler à la télévision alors qu’il le lui avait interdit. Ce même d’Ornano lancé en 1977 dans un combat suicidaire pour la conquête de la mairie de Paris, raflée par Chirac. Mais je gage que VGE n’était pas non plus si content que ça des images qui le montraient plusieurs fois sortir son peigne de poche et lisser avec application ses longues mèches de cheveux…

Cela étant, qui est narquois, il est impossible de contester que cette Partie de campagne montre aussi une véritable adhésion à une candidature qui paraissait être celle de la jeunesse, du brio, de la modernité. Dans une France qui, littéralement, ne ressemble plus du tout à celle que nous connaissons aujourd’hui, près d’un demi-siècle plus tard. Il est vrai que, 7 ans plus tard, la victoire de François Mitterrand a sans doute donné lieu à plus d’enthousiasme – et d’illusions.

Mais il est vrai davantage que les Français d’alors croyaient encore au pouvoir de la politique ; ils n’avaient pas tort, d’ailleurs et le souvenir du général de Gaulle n’était pas loin. Depuis lors, entre Union européenne, mondialisation éperdue et pouvoir des GAFA…

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