Octobre

Les statues qu’on abat.

Les quelques mois qui s’étagent entre l’abdication du Tsar Nicolas II en février 1917 et la violente prise de pouvoir par les Bolcheviks en octobre de la même année : un film de propagande (dans mon esprit, ce terme n’est pas une critique ou un reproche) ; un film de propagande exaltée et quelquefois exaltante, conçu, en 1927 pour célébrer le dixième anniversaire de la révolution soviétique, ces Dix jours qui ébranlèrent le monde, livre de John Reed, socialiste étasunien qui s’émerveilla, en 1919, devant ce bouleversement inouï. Comme c’est curieux, cent ans plus tard, de constater que cette utopie criminelle, qui exalta tant de millions de gens, soit si ringarde !

Si misérable aussi, accablée de tant de millions de morts ; mais aussi de tant de millions de dévouements à la fois admirables et fanatiques qui ont fait de cette espérance nouvelle une sorte de religion séculière, aussi exaltée que pouvait l’être celle des premiers chrétiens : la perspective d’un nouveau monde.

Beaucoup de penseurs intelligents européens ont imaginé que la révolution surviendrait dans des États qu’on pourrait appeler rationnels ; la plupart imaginait que la social-démocratie allemande était porteuse d’une intelligente violente modification des rapports sociaux. Quelle bêtise ! Quel autre peuple que le peuple russe, affectif, démesuré, outrancier pouvait imaginer cette révolution radicale qui fit passer en quelques mois l’empire tsariste, adulé presque religieusement, à une sorte de tohu-bohu où plus rien de ce qui existait avant n’avait plus la moindre existence ?

Je ne trouve pas qu’Octobre soit du meilleur niveau parmi les films d’Eisenstein. Trop sage, trop classique, trop ordonné, il est bien loin d’atteindre les hauteurs merveilleuses du Cuirassé Potemkine, de Que viva Mexico et de l’insurpassable Alexandre Nevski. On y retrouve, évidemment, la grande capacité du réalisateur à faire surgir, à tout moment, des images qui frappent, cinglent, demeurent en mémoire, représentent exactement une sorte d’insurrection glorieuse, romanesque, exaltante de ce que purent être ces journées où le sort de la Russie bascula. Et où le monde entier fut aussi étonné que lors des journées révolutionnaires de la France de 1789-1790.

Naturellement, cet étonnement, cet effarement ne sont pas représentés à l’écran qui ne montre qu’une sorte de machinerie d’évidence conduisant le peuple russe sous la conduite vigilante de Lénine à accéder au bonheur socialiste. Je suppose que le récit est historiquement exact, passant en revue la montée des tensions entre février et octobre 1917, alors que la Grande guerre, à l’Ouest, épuise et désespère les régiments russes. Et que monte l’exaspération des populations affamées. Notons que c’est le plus souvent au moment où la prospérité économique est la plus forte que surviennent les revendications : la Russie, en 1913, était à la tête du développement industriel mondial et personne n’hésitait à lui prêter de l’argent (les fameux emprunts russes qui auraient été une sacrée affaire si la révolution n’était pas survenue).

Octobre est un film assez hétéroclite, souvent un peu languissant et répétitif, trop conforme à la doxa léniniste ; comme de coutume, il y a des images fantastiques, des gros plans inouïs : la captation par Eisenstein de grandes mâchoires des ponts ouvrants de Saint Petersbourg, au moins deux fois répétée est une grande merveille. Mais il est dommage que le réalisateur ne se soit concentré, en gros plans, en séquences mécaniques que sur le récit des semaines tendues où la Révolution surgit de l’Histoire .

Ce que j’écris est d’ailleurs absurde : qu’attendre d’autre d’un film de propagande que l’exaltation de qui l’a sublimé ?

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