38 témoins

La lâcheté commune, ordinaire et banale.

Après avoir regardé 38 témoins, j’ai songé assez vite au Giono amer des Chroniques d’après-guerre. Pour réaliser des films désespérants, aussi sceptiques sur l’âme humaine, des films lucides, dissonants avec les ventrées de caramel mou humanistes et bienveillantes habituelles, il n’est pas superflu de trouver un beau décor glaçant. Histoire d’ennui et de mort, Un Roi sans divertissement étouffait toute respiration dans les paysages neigeux désolés du Trièves. Histoire de lâcheté et de mort, 38 témoins asphyxie les espérances de monde meilleur dans les décors minéraux du Havre.

La ville du Havre est à la mode, en ce moment et les braves gens de l’UNESCO ont même inscrit son centre au Patrimoine mondial de l’Humanité ; il est vrai qu’au rythme où ils vont, il ne restera bientôt plus un pigeonnier en brique ou un mur en pisé qui n’y figurera pas ; il est vrai aussi que l’architecture de la cité, née sur les ruines des bombardements alliés de septembre 1944, se prête singulièrement bien à la froideur d’un film accablant.

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Issue du crayon austère – janséniste – d’Auguste Perret, la ville reconstruite déploie ses rues massives, géométriques, frigides, sans rien qui en casse l’inhumanité. Si l’on conjugue cette rigueur désolée avec le gigantisme tout aussi inhumain du port de commerce, hérissé de grues, de ponts transbordeurs, d’engins de levage, de cargos et de conteneurs hors de toute dimension, on obtient l’arrière-plan sans pitié du drame sec filmé par Belvaux. Cela étant, le réalisateur a eu l’élégance et l’intelligence de ne pas faire de ce décor spectaculaire un acteur du film, mais un vecteur, qui représente seulement l‘indifférence magistrale du monde.

Belvaux n’a pas une vision très optimiste de la nature humaine ; en fait, il ne croit pas beaucoup à la bienveillance, à l’altruisme, à l’empathie. Cinéaste du désastre (Cavale ou La raison du plus faible), il l’est aussi de la solitude qui l’accompagne (Rapt), même si on la vit à deux (Après la vie). Chez Belvaux, on ne se sort pas meilleur, ni même intact de ce qui arrive ; au mieux peut-on se survivre, fracassé de partout.

Une jeune fille qui rentrait chez elle en pleine nuit a été assassinée, poignardée avec une grande sauvagerie. Elle a longuement hurlé, et à plusieurs reprises. Personne n’a entendu. Tout le monde a entendu. 38 témoins. L’un d’eux, Pierre (Yvan Attal) ne va pas pouvoir garder le secret de cette voix qui a déchiré la nuit où chacun s’est bouché les oreilles.

C’est le point nodal du film ; non pas l’intrigue policière qu’on craint un instant de voir pointer, mais bien le scandale de la lâcheté, commune et ordinaire, qu’on sait être au monde la chose la mieux partagée : chacun désormais a le nez mis dans sa nature. Il n’y a plus rien à cacher, plus personne à qui dissimuler sa honte d’être ce que l’on est. C’est la fin de l’imposture, de la comédie sociale qu’on s’est joué depuis toujours.

Parce que, parallèlement, il y a eu le dégoulis tiède émotionnel et compassionnel, ce mur de bouquets de fleurs, de larmes versées et de messages niais édifié à la place où la victime s’est trainée par terre dans son sang. Férocité de Belvaux devant ce fatras pleurnichard que l’on photographie, comme on participe aujourd’hui à ces marches blanches où l’on met en scène son propre déchirement. Comme le dit le Procureur de la République (Didier Sandre, parfait), aujourd’hui, tout le monde veut comprendre, personne ne veut juger (c’est moi qui souligne).

Tous les acteurs de cette fable angoissante sont remarquables, les habitués des films de Belvaux, comme Patrick Descamps ou Natacha Régnier, ou les nouveaux venus, Sophie Quinton ou Nicole Garcia. Et surtout Yvan Attal est bluffant, portant toute l’angoisse, l’instabilité, la fureur, l’amertume, la misanthropie de son personnage, celui par qui le scandale arrive.

Film pesant, admirable, déprimant. Un grand Belvaux. Comme tous les Belvaux.

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