As bestas

La douceur du village.

Film fort, tendu, puissant. On pourrait écrire aussi sauvage en évoquant le décor, un hameau perdu de l’intérieur de la province de Galice, à l’extrême nord-ouest de l’Espagne. Décor à la fois grandiose et sombre à l’image des montagnes et des forêts qui l’entourent, aussi sordide, boueux, crasseux comme le sont les rudes maisons, les chemins escarpés, le ciel presque toujours couvert. Austère et rugueuse Espagne ; on retrouve dans As bestas la même sévérité, le soleil en moins, que dans Terre sans pain, un des premiers films de Luis Bunuel tourné plus au sud, en Estrémadure.

On se demande un peu, d’abord, ce qui a pu pousser Antoine (Denis Menochet) et Olga (Marina Foïs) à venir s’installer sur cette terre d’apparence ingrate. On l’apprendra ensuite, de façon un peu artificielle et peu convaincante, finalement non significative : jadis bourlingueur, Antoine, après une cuite carabinée, s’est un beau jour éveillé sur ce coin de terre et a tout fait pour y venir vivre. Mais ab initio, Antoine et Olga apparaissent comme des écolos-bobos, férus de permaculture et de biodynamie qui, au prix de constants travaux et de rendements faibles produisent les meilleurs légumes et fruits de la contrée. Ainsi que le dit une ménagère sur le marché où ils vendent leurs produits : J’attends vos tomates ! Les tomates des Français, ce sont les meilleures !. Naturellement ça agace un peu les gens du coin, plutôt jaloux et volontiers fermés.

Comme dans tous les villages, mais là un peu davantage qu’ailleurs, il y a des haines sourdes et des questions d’argent : il n’y a pas eu de majorité communale pour accepter l’installation d’éoliennes, notamment, ce qui pouvait passer pour une aubaine inespérée. Antoine et Olga figurent parmi les opposants et on le leur reproche ouvertement. Clivages extrêmement actuels et pertinents entre les vieilles souches paysannes qui se moquent bien de l’environnement et néo-ruraux qui attachent de l’importance à l’écologie et au cadre de vie.

Antoine et Olga ont un autre défaut : ils sont Français. Il me semble qu’on n’a jamais pris en compte chez nous que le conflit entre nos deux pays est ancestral, ancré dans les mentalités. Sans revenir aux vicissitudes subies à Roncevaux par Roland le preux de Charlemagne, il faut se souvenir que la lutte entre les Capétiens et les Habsbourg (qui possédaient l’Espagne et les Flandres et qui, sous Charles Quint prenaient la France en tenaille) a modelé 16ème et 17ème siècles, jusqu’à ce que Louis XIV impose en 1701 son petit-fils Philippe V sur le trône de Madrid. Et toc ! En 1808, Napoléon remet ça et commence à engloutir dans une guerre inutile ses troupes et sa fortune. L’animosité demeure, très présente encore dans les mémoires.

Donc toutes les cartouches sont réunies pour que l’explosion survienne. Malgré toute leur bonne volonté, malgré quelques amitiés cueillies ici et là, le couple n’est pas accepté, n’est pas intégré dans le village. Et surtout subit l’animosité de ses voisins. Autour d’Anta (Luisa Merelas) mère farouchement attachée à ses fils, il y a deux garçons rugueux, vindicatifs, hostiles, haineux. L’aîné, Xan (Luis Zahera) qui a atteint la cinquantaine et rage de son enfermement dans la pauvreté, le célibat, la stérilité, la vie de chien qu’il mène et le cadet Lorenzo (Diego Anido), légèrement débile depuis qu’il a été blessé dans un accident de cheval. Xan est une forte gueule, une forte personnalité qui a une grande influence au village. Et il n’admet pas que les Français s’y soient installés.

Des brimades, plaisanteries, persiflages, moqueries. C’est agaçant, ce. n’est pas insupportable. Jusqu’à ce que… Jusqu’à ce que le ton et la tension montent, jusqu’à ce que le conflit éclate à ciel ouvert, à haine ouverte. Qui ira jusqu’au bout. Il y a plein de moments de tensions lourdes dans As bestas, des moments où les hommes se jaugent, se mesurent, s’affrontent, sont à deux doigts d’aller vers l’irréparable. Et puis à un moment – très fort – cet irréparable arrive. Antoine est mort. La tension du film baisse un peu et c’est là qu’on peut reprocher à Rodrigo Sorogoyen de tirer à la ligne. Le film dure un peu plus de deux heures et quart et il a précisément un quart d’heure de trop que le réalisateur aurait pu grappiller ici et là. Par exemple la scène un peu trop longue entre Olga/Marina Foïs et sa fille Marie (Marie Colomb) venue la supplier de revenir en France et d’abandonner tout.

C’est sauvage et gris, violent et désespérant ; il n’y a d’ailleurs aucune raison pour que le film se termine bien, sur la perspective que les deux frères assassins d’Antoine seront jugés et emprisonnés. Ça n’a aucune importance, finalement. Le désastre se suffit à lui-même.

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