Au bon beurre

Y’a pas de quoi rire…

Au bon beurre est l’exemple même de ce qu’était et de ce que pourrait être une télévision de qualité : le choix d’un réalisateur solide, Édouard Molinaro, sans doute dépourvu de grand talent, mais capable d’adaptations de bon niveau ; des acteurs de premier plan, Roger Hanin et Andréa Ferréol et une kyrielle de seconds rôles capables de donner de l’épaisseur à un film : Paul GuersDora DollClaude BrossetMonique Mélinand et beaucoup d’autres ; un roman idéalement découpé pour retenir constamment l’attention ; une période historique certes continuellement explorée et commentée mais considérée là principalement sous l’angle original du marché noir et de la crapulerie dénonciatrice ; une conclusion amère et juste, le triomphe immoral des profiteurs ; une adaptation très fidèle de l’œuvre d’un excellent romancier, Jean Dutourd, qui connaît aujourd’hui son purgatoire littéraire, dont je serais toutefois bien étonné qu’il ne ressorte pas dans quelques années ou décennies, tant sa verve narquoise et son œil ironique sont délicieux.

En tout cas son style d’écriture et son sens de la dérision se sont particulièrement bien prêtés à la transcription télévisée. Et on peut d’ailleurs beaucoup regretter que sa veine n’ait guère été explorée ni exploitée par le cinéma ou la télévision ; il est vrai que fervent gaulliste et fervent monarchiste, il n’entrait pas dans les lucarnes étroites du politiquement correct. (Au fait, il fait une toute petite apparition muette (un caméo), en acheteur ironique à béret basque dans le téléfilm).

Molinaro a disposé de beaux moyens matériels pour adapter le roman et surtout d’un minimum de temps : un peu plus de 3 heures, en deux épisodes diffusés en deux jours consécutifs lors de la première diffusion, ce qui permet de donner un récit à peu près intact et d’en respecter le rythme ; autant qu’il m’en souvienne, il n’a pas eu à faire l’impasse sur des épisodes importants, ce qui permet de conserver une agréable cohérence. Il a eu surtout le mérite de respecter l’acidité du récit de Dutourd, ce qui ne serait peut-être pas possible dans notre vertueux aujourd’hui.

Je m’explique : le roman a été publié en septembre 1952, c’est-à-dire à un moment très proche du déroulement des événements relatés, un moment où toutes les manigances, les vacheries, les veuleries, les médiocrités racontées étaient encore bien présentes à la mémoire des lecteurs ; je sais bien que celle-ci a tendance à oublier les petites crapoteries qu’on a commises et à valoriser ses minuscules courageuses réactions pour en faire des actes de résistance, mais enfin on ne peut tout de même pas raconter n’importe quoi, ni faire mine d’oublier qu’on a acclamé le maréchal Pétain en avril 44 avant d’aller applaudir le général de Gaulle au mois d’août et cela avec le même enthousiasme.

D’où l’efficacité du téléfilm qui montre avec un sourire triste mais détaché la réalité des années noires : tout simplement la nécessité de trouver à bouffer chaque jour, de ruser avec les tickets d’alimentation, de se faire quelquefois plaisir en achetant dix fois son prix une douzaine d’œufs ou une livre de beurre. Tristes vicissitudes de nos ventres !

Hanin joue plutôt sobrement et Andréa Férréol est gluante et ignoble à souhait ; abjects ? oui, évidemment, mais comment ne pas noter non plus leur complicité amoureuse et leur ardeur au travail ? Comment ne pas voir qu’à de rares exceptions près, ils sont entourés de bonnes gens qui, s’ils étaient crémiers à leur place agiraient à peu près pareillement ?

Et puis j’aime toujours revoir le beau visage triste et déjà suicidaire de Christine Pascal, la petite bonne exploitée…

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