Brève rencontre

Un peu de soleil dans l’eau grise.

Formidable succès du titre de ce film qui est allé jusqu’à passer dans le langage courant. Tout y est : la concision, la netteté, le sentiment d’urgence, la précarité ; on pourrait presque ajouter la banalité et même la grisaille et on n’aurait pas tort, tant Brève rencontre est l’illustration parfaite de la vie qui coule, un peu douce, un peu triste, un peu médiocre, un peu rassurante. Je songe à un mot de Jean Giono dans je ne sais plus quoi : Le désir amoureux, feu téméraire et volage…Téméraire, puisqu’il peut tant et tant abîmer des hommes et des femmes qui sont devant lui si fragiles ; volage, parce qu’il n’a pas d’avenir s’il ne permet pas un projet ancré dans la durée.

Structure intelligente du film de David Lean,qui s’engage et presque se termine par la même séquence, la fin donnant toute sa saveur au début, dans le buffet miteux d’une petite gare de la banlieue anglaise au lendemain de la guerre. Gare où se ponctueront beaucoup des épisodes de la courte histoire de Laura Jesson (Celia Johnson) et du docteur Alec Harvey (Trevor Howard).Brumes souillées des trains qui passent, fumées pleines d’escarbilles de charbon, marivaudage (!!) quotidien d’Albert Godby, le chef de gare (Stanley Holloway) et de Myrtle Bagot (Joyce Carey), la revêche tenancière du buffet. Les banlieusards attendent les trains qui les reconduisent chez eux avec patience et résignation.

Tiens, encore une citation qui me semble particulièrement appropriée à la vie conjugale de Laura et d’Alec, jusqu’à ce que l’un et l’autre soient si brièvement réunis par un coup de cœur qui demeurera sage, de justesse d’ailleurs : elle est dans La belle image de Marcel Aymé : Le bonheur d’un ménage est au prix d’un aveuglement réciproque, d’une volonté paisible de se méconnaître mutuellement. Les époux sont comme des rails de chemin de fer, ils vont à côté l’un de l’autre en respectant l’intervalle et si jamais ils se rejoignent, le train conjugal fait la culbute. La vie tranquille de Laura (on ne verra rien de celle d’Alec) est faite de cela : Fred (Cyril Raymond), son mari, paraît être un homme solide, bienveillant, doux, attaché à sa femme et à ses jeunes enfants ; ennuyeux ? pas même ! sortir pour emmener les enfants au cirque ou à la pantomime, ou aller en couple au cinéma, bien volontiers. Mais c’est un type très positif au sens le plus trivial du terme : il ne connaît ni poésie, ni littérature et il a besoin des lumières de Laura pour certaines définitions des mots croisés, qui sont sa marotte vespérale.

Est remarquablement fine la description de cette passion qui va durant quelques semaines faire vibrer le médecin et la ménagère ; rencontre inopinée, intervention du médecin pour ôter une poussière de charbon malencontreusement logée dans l’œil de la jeune femme, rencontres ultérieures d’abord par le plus grand des hasards mais avec une sympathie immédiate, puis l’attirance acceptée, la cour discrète et délicate et enfin le bouleversement sans issue des vies. De très belles séquences : celle par exemple où Laura semble fascinée par le discours enthousiaste d’Alec sur la médecine préventive, mais qui, en fait, est parcourue par le métalangage amoureux, c’est-à-dire le coup violent du désir physique qui est sublimé par l’apparent intérêt donné à la générosité sociale prêchée par le médecin.

David Lean filme ce qui est, en fait, l’adaptation d’une pièce de théâtre de Noël Coward avec beaucoup de délicatesse et de doigté. Il parvient à représenter la grisaille britannique sans acrimonie mais avec une sorte de complicité pour ces gens de grande banalité. Après tout, si Brève rencontre a rencontré tant et tant de succès, n’est-ce pas du fait que le film représentait ce que nous aurions pu tous rencontrer ?

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