Caché

Mauvaise conscience.

Il me semble qu’il n’y a pas beaucoup, aujourd’hui, de réalisateur aussi intéressant que Michael Haneke. Et je n’écris pas cela parce qu’il a été deux fois récompensé de la Palme d’or cannoise (en 2009 pour Le ruban blanc en 2012 pour Amour) : on sait ce que valent les récompenses. Mais Haneke est le cinéaste d’un sidérant malaise, peut-être celui qui comprend le mieux les incertitudes de notre présent et les angoisses de notre avenir occidentaux.

Caché est d’une redoutable habileté. Le cinéaste piège à tout moment le spectateur en maniant en virtuose à la fois l’image, les mots et les souvenirs, en instituant les fausses pistes, en rendant la tension graduellement insoutenable jusqu’à faire espérer une sorte de révélation qui dévoilerait en un clin d’œil toute la mécanique du dispositif et en terminant le film par une séquence étonnante qui, bien loin de résoudre quelque question que ce soit, embrume encore davantage les esprits et fait ouvrir de vertigineux espaces.

cache1-300x200Piégeage du spectateur, disais-je. Le très long plan qui ouvre le spectacle, sur quoi se déroule le générique et qui dure encore un peu après n’est pas le banal filmage d’une maison de Parisiens bourgeois-bohême située dans un micro-quartier du 13ème arrondissement, rue des Liserons, rue des Volubilis, rue des Iris et où de petites maisons restaurées à grands frais et noyées de verdure procurent un entre-soi rassurant à ce que le sociologue appelle professions intellectuelles supérieures. Ce milieu de publicitaires, de journalistes, d’éditeurs, protégé de la proximité des HLM turbulentes par sa singularité même est sans doute celui qui est le plus à même de ressentir un hiatus culpabilisant entre sa façon de vivre très aisée et les idéaux libertaires (féministes, antiracistes, socialisants) qui l’animent. Donc, cette maison tranquille et confortable, pleine de livres et sans tape-à-l’œil est filmée, mais ce film est celui d’une cassette vidéo qu’interloqués et vaguement inquiets Georges et Anne Laurent (Daniel Auteuil et Juliette Binoche) qui vivent là avec Pierrot, leur fils de 12 ans (Lester Makedonsky) découvrent. Une simple cassette, reçue on ne sait trop comment, sans un mot d’explication, sans titre et sans paroles.

D’autres cassettes vont arriver, montrant à nouveau la maison, à d’autres moments de la journée ou de la nuit, montrant la demeure d’enfance de Georges, des cassettes dispensées aussi dans son entourage de journaliste littéraire à la télévision. Les souvenirs reviennent, les doutes arrivent, les cauchemars apparaissent. Les cassettes ouvrent une piste vers le passé et une culpabilité diffuse et informulable. Georges rencontre Majid (l’excellent Maurice Bénichou) qui pourrait lui en vouloir d’une méchanceté très ancienne et qui instille des remords.

hidden-9Jusque là, Caché est construit comme un thriller. Qui filme le couple, pourquoi le filme-t-on, que lui veut-on ? Georges soupçonne Majid. Ça devient de plus en plus difficile, d’autant que le couple commence à ressentir la pesanteur de l’atmosphère et à se disputer, peut-être à se déchirer. Et la fin ne règle rien, n’explique rien, ou simplement ce que chacun veut comprendre. Ceci est très bien. On songe aussi au cinéma de David Lynch et notamment à Lost highway. Mais si je ne mets qu’une note honorable, malgré la virtuosité de la camera de Haneke, malgré la remarquable performance des acteurs (Auteuil, au visage toujours inquiet, est particulièrement époustouflant), c’est que le cinéaste a couplé, d’une façon à mon sens un peu artificielle, culpabilité individuelle et culpabilité collective, introduisant la pesanteur que ressentiraient les Français des événements insurrectionnels du 17 octobre 1961, où des Algériens appelés par les égorgeurs du FLN à manifester ont été violemment réprimés, certains y perdant la vie. (Voir, si l’on est curieux de cela, la longue notice de Wikipédia).

On a bien compris que Georges et Anne sont des bobos libéraux-libertaires ; mais de là à imaginer que les Français sont obnubilés cinquante ans après par une des conséquences malheureuses de la guerre d’Algérie, c’est plaquer sur notre pays un ressenti germanique que subit intensément Haneke sous l’influence notamment d’Elfriede Jelinek (dont il a notamment adapté La pianiste). Cette invraisemblance plombe un peu un film remarquable, d’une grande intelligence, constamment intéressant et parfaitement angoissant.

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