Celui qui doit mourir

Είναι ζωντανός (Eínai zontanós) Il est vivant.

C’est là un film souvent rude et bouleversant, qui donne quelques coups de poing dans l’estomac au chrétien que je suis. Qui fait méditer sur les dérives des hommes, leur dureté, la distance qu’ils prennent trop souvent avec les convictions qu’ils affichent ou même qu’ils professent. Mais aussi sur l’apparent Silence de Dieu et enfin sur les territoires quelquefois brouillés, confus, difficiles à discerner entre l’Ordre et le Désordre, entre Créon et Antigone. Éternelle et obsédante question tellement difficile à résoudre ou même à poser.

Et pourtant le début de Celui qui doit mourir pourrait presque faire penser à un film de Marcel Pagnol, par exemple Manon des sources, en plus pauvre encore, il est vrai : un village pierreux dévoré de soleil et toute une collection de personnages à faconde, qui boivent du raki (ou de l’ouzo ?) au café du coin, admirant Katerina (Melina Mercouri), jolie veuve à la cuisse légère et au lit accueillant. Deux hommes dirigent le village de Lykovrissi : le maire et gros propriétaire Patriarcheas (Gert Fröbe) et le Pope orthodoxe Grigoris (Fernand Ledoux). Autour d’eux s’agitent le cabaretier Kostandis (Lucien Raimbourg), le colporteur-facteur Yannakos (René Lefèvre), l’instituteur Hadjinikolis (Teddy Bilis) qui, tout exalté de patriotisme apprend à ses jeunes élèves comment le grand Miltiade écrasa l’invasion perse à Marathon. Et il affirme aux enfants que les Grecs mettront la même pile aux Turcs.

Parce que, lorsque j’écris que deux hommes dirigent le village, je fais volontairement abstraction d’une réalité pesante : la scène se passe en Asie mineure où populations grecques et turques s’interpénètrent et se côtoient. Se côtoyaient, plutôt. Car nous sommes en 1921, ce qui est d’une importance capitale. Après la défaite des Empires centraux en 1918, l’Empire ottoman, qui était leur allié, s’était vu privé de territoires importants, octroyés à la Grèce. N’acceptant pas les dispositions du Traité de Sèvres de 1920 qui réglaient cette perte de territoires, les Jeunes Turcs conduits par Mustafa Kémal (plus tard appelé Atatürk) engagèrent une guerre féroce qui se conclut par des échanges de population inimaginables : 1,3 million de Grecs chassés de Turquie, 350.000 Turcs chassés de Grèce.

En 1921, nous sommes en plein dans cette guerre et c’est là que le film commence. Je reviens au village où les autorités, propriétaire et pope, ont très bien accepté la férule bénigne du gouverneur turc, l’Aga (Grégoire Aslan), un gros homme débonnaire qui ne se soucie que de son plaisir, raki, loukoums qu’il absorbe et du giton qu’il mignarde. N’empêche qu’à quelques encablures les Ottomans ont ravagé, détruit, incendié un village grec, dont les habitants errent sur les routes, conduits par leur Pope Fotis (Jean Servais).

Ces pauvres malheureux exilés arrivent à proximité du village paisible et prospère de Likovrissi au moment même où il va se dérouler, comme tous les sept ans, la représentation de la Passion du Christ. Viennent d’être désignés les protagonistes qui interpréteront les personnages. Saint Jacques sera le bistrotier Kostandis/Raimbourg et Saint Pierre le colporteur Yannakos/Lefèvre ; Saint Jean, le disciple préféré du Christ, ce sera Manolios (Maurice Ronet), le fils du potentat villageois ; Katerina/Mercouri sera naturellement Marie-Madelaeine, la pécheresse repentie. Jésus sera joué par un berger beau et bègue, Manolios (Pierre Vaneck). Et comme il faut toujours un Judas, ce sera Panagiotaros (Roger Hanin), amant fou amoureux de Katerina.

Les pièces du puzzle vont se mettre en place lorsque la colonne des exilés parvient au calme et prospère village : c’est qu’il n’est pas question d’accueillir ces pouilleux. D’abord, avec quoi les nourrirait-on ? en prélevant sur son superflu ? Faut pas rêver ! et puis, ces réfugiés ne le sont que parce qu’ils ont pris fait et cause contre les troupes turques et que l’on craint pour sa sécurité. Donc on les chasse.

Ce qui est très beau, dans le roman de Níkos Kazantzákis dont est adapté le film de Jules Dassin, c’est que ceux qui se rebellent contre l’égoïsme et la mesquinerie sont précisément ceux qui, malgré leurs défauts, leurs insuffisances, leurs médiocrités, leurs péchés, incarnent les figures de la Passion du Christ. Ce n’est pas que, finalement, ils prennent leurs rôles au sérieux, c’est que, inversement, leurs rôles les prennent et les envahissent. Saint Jacques, Saint Pierre, Marie-Madeleine puis, plus difficilement, Saint Jean, Michelis (Maurice Ronet), parce qu’il est le fils du chef de village, impressionné par son tonitruant père et naturellement Jésus vont se fondre dans le message évangélique.

C’est tout de même un peu trop long et, à la fin, sûrement trop romanesque ; la révolte des pauvres, la lutte finale, la détermination, tout cela exagère et ne respecte d’ailleurs pas les conclusions du roman, beaucoup moins engagées. N’empêche que le film parvient à renouveler une histoire immortelle et à faire renouveler la peine des hommes et l’enseignement du Sauveur.

Il faut donner à la distribution une excellente note : Gert Fröbe, Melina Mercouri, Grégoire Aslan sont remarquables. Mais que dire alors de Fernand Ledoux, image idéale de la sécheresse de cœur, mais aussi de la crainte devant la destruction d’un Ordre faux. Créon… C’est cela : je ne pourrais pas mieux choisir pour interpréter l’adversaire d’Antigone. Car Tout le monde a ses raisons dit Jean Renoir qui n’a pas du tout tort sur ce point.

N’empêche qu’à la fin, c’est le Christ qui gagne. Il est vivant.

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