Des gens sans importance

Les pauvres gens

Finalement, en revoyant une fois encore Des gens sans importance, on se dit que ce n’est pas vraiment un film noir, malgré la mort de Clotilde (Françoise Arnoul) ravagée par la septicémie à la suite de son avortement clandestin. C’est davantage qu’un film noir : c’est un film totalement gris, de la grisaille immuable de l’existence des petites gens, de ces gens sans importance filmés avec beaucoup de talent par un Henri Verneuil que l’intelligentsia a pris de haut mais qui fut et demeure un sacré cinéaste.

Tout est grisaille, dans le film : déjà le bistro de routiers où Jean Viard (Jean Gabin) rencontre Clotilde, pauvre fille dont la vie va à vau-l’eau et dont on devine la médiocrité de l’enfance et de l’adolescence (ah ! cette scène glaçante devant le maigre kiosque à musique, à Bordeaux, où la mère de Clo (Nane Germon) refuse de l’héberger quelques jours parce que son concubin – le mot que je choisis est aussi laid que peut être la situation – sensiblement plus jeune, pourrait tourner autour de sa fille). Bistro de routiers, vie parcimonieuse des camionneurs coincés dans leur cabine cahoteuse et contraints de conduire en alternant soixante heures de suite…

 Grisaille des zones industrielles, des entrepôts, des docks où ces forçats de la route vont charger et décharger leurs marchandises. Grisaille du quartier où vivent les Viard (c’est du côté de la rue de Montreuil), lépreux, fatigué, crasseux. Grisaille de l’appartement, exigu, encombré, sans air et sans clarté où l’on doit encore se laver dans l’évier de la cuisine comme dans celui des Quatre cents coups.

Grisaille de l’hôtel de passe, aux plâtres écaillés, aux chambres sordides où Clo va devoir subir la férule de l’affreuse Vacopoulos (Lila Kedrova). Poussière de l’appartement louche où le photographe d’art Constantin (Jean Blancheur) (qui doit bien faire, de temps en temps, de la photo porno) couvre les activités de faiseuse d’anges de sa femme (Helena Manson, parfaite, comme toujours). Grisaille du bal des routiers avec des cotillons parcimonieux et des bouteilles de mousseux acide.

Grisaille des paysages, continuellement désolés, aux arbres dépouillés d’un hiver qui n’en finit pas, sous la pluie, au long d’une campagne moche comme tout. Si l’on peut dire, aussi, grisaille des bruits, qui sont continus, bruit des ateliers, des entrepôts, des moteurs, des locomotives, des gosses qui hurlent, des chiens qui aboient et des moutons qui bêlent.

Et grisaille des vies, évidemment. Tout le monde est résigné à son sort, à part, évidemment, la petite péronnelle Jacqueline Viard (Dany Carrel), prête à tout pour arriver à faire du cinéma un peu comme Odette Neveux (Marie-Josée Nat) dans Rue des prairies et sans doute à coucher avec tout le monde. Et puis aussi un peu Solange Viard (Yvette Étievant) dont la résignation est à peine secouée, de temps en temps, par une espérance démesurée que ses enfants se sortiront de cette vie étriquée et minable.

Est-ce que l’histoire entre Jean Viard et Clo, entre Jean Gabin et Françoise Arnoul n’est pas aussi assez médiocre ? Quelques mois d’étreintes rapides, presque furtives, lorsque Jean fait une rapide escale dans le bistro de Barchandeau (Paul Frankeur)… On a le sentiment qu’il y a entre eux moins que de l’amour, plutôt une aubaine, lui de pouvoir sauter une fille gironde qui le change de l’odeur de lessive de son quotidien, elle de se cramponner à une bouée, dans son propre naufrage, mais une bouée si incertaine…

Le film est désespérant (de plus en plus désespérant à chaque fois qu’on le regarde), plongé dans une totale atonie : et sa conclusion ne laisse pas beaucoup d’espoir : Viard donne des nouvelles de la famille à Berty (Pierre Mondy), son ancien coéquipier, qu’il rencontre par hasard : Loulou (un des garçons) a la coqueluche, pour Jacqueline (Dany Carrel, qui se voyait déjà vedette de cinéma), c’est dur, et Solange (Yvette Etiévant), sa femme, donc, avec qui il s’est donc remis après la mort de Clo, (Françoise Arnoul), et Solange, elle est comme moi, elle rajeunit pas !

La petite parenthèse amoureuse et si limitée s’est vite refermée dans la médiocrité de l’existence…

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