Dupont Lajoie

C’est la chenille qui redémarre.

Oui, il y a deux films bien différents et très clivés dans Dupont Lajoie. Le premier est une sorte d’illustration narquoise, un prolongement cinématographique des dessins féroces de Cabu (les Beauf) ou de Reiser (Gros dégueulasse ou Vive les femmes). Le second est un pamphlet antiraciste à la Boisset, plutôt lourd et caricatural qui dénonce, s’il en était encore besoin, la stupidité collective des foules. C’est aussi pesant et démonstratif que le médiocre À mort l’arbitre de Jean-Pierre Mocky, consacré à la terrifiante stupidité des supporteurs de football.

Qui trop embrasse, mal étreint. Le vieil adage proverbial conserve toute sa pertinence. Misanthropie – qu’on devrait plutôt ici appeler populophobie – d’une part, antiracisme, d’autre part. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de rapport entre les deux notions : je dis qu’à les faire coïncider aussi étroitement, on jette sur les petites gens de notre pays le regard souverainement méprisant des possédants (possédants de l’argent, du savoir, de la culture, des bonnes manières, de tout ce qu’on voudra) sur les relégués de la France périphérique.

Et qu’on ne vienne pas me dire que les Lajoie (Jean Carmet et Ginette Garcin) exploitent leur café en plein Paris, à l’angle de la rue Beccaria et de la place d’Aligre. Cela, c’était en 1975. Désormais, à cette même place, dans un quartier voué à la boboïtude et à la branchouillerie, ce genre de bistrot n’a plus de place (et de fait, c’est une pâtisserie à la mode qui l’a remplacé). Mais dans Dupont Lajoie, on était encore dans un monde ancien où les rues de la Capitale n’étaient pas entièrement tapissées de succursales d’agences bancaires et immobilières, avec, ici et là, des McDonalds et des kebabs. Il y avait aussi de vrais commerces ; et de vraies gens qui, devant le zinc du comptoir tenaient les propos accablants de connerie que tout le monde – tout ce monde ? – tenait à cette époque-là. Vulgaires, graveleux, rouspéteurs, imbibés, mesquins, envieux, tripatouillards, machistes et tout le tremblement.

Ce n’est pas un hasard si Jean Carmet – Dupont-Lajoie, donc – était dans l’excellente série Palace de Jean-Michel Ribes une des têtes d’affiche des Brèves de comptoir, compendium des sottises débitées au fil des ingestions alcoolisées ; Ricard, Côtes-du-Rhône ou whisky, ça ne change pas grand chose. Oui, vulgaires, graveleux, rouspéteurs, ainsi de suite… Et racistes aussi.

Ah ! Voilà le grand mot lâché. Le mot qui tue, discrédite, déshonore, qui est devenu aujourd’hui l’interdit absolu… Et il me semble pourtant, dût la chose faire frémir, qu’en 1975, on disait des mots bien minables et misérables sur les Arabes, mais qu’on en disait aussi, qui n’étaient pas de meilleur niveau sur les Corses (qui ne travaillaient jamais), les Auvergnats (grippe-sous comme les Écossais), les Marseillais (tous un peu truands), les Parisiens (têtes de chiens) et, d’une façon générale sur qui n’était pas de son pays, de sa région, de son département, de sa ville, de son quartier, de sa rue, de son immeuble… De nos jours, où l’antiracisme est comme une religion officielle, il me semble aussi qu’on n’a jamais autant massacré l’autre (n’est-ce pas colonel Beltrame, n’est-ce pas Mireille Knoll ?), celui qui ne vous ressemble pas.

Bon. Voilà une bien longue digression tout à fait scandaleuse sur un film où la grande qualité de l’interprétation permet de passer sur le simplisme du scénario, son caractère pédagogique et démonstratif et sur toutes les facilités qui permettent de susciter chez les spectateurs une indignation justifiée sur la profondeur abyssale de la bêtise humaine, vieille comme les pogroms, les lynchages, les ratonnades, les émeutes et les manifestations de foule.

Mais si Yves Boisset avait un peu de finesse et de doigté, ça se serait vu tout au cours de sa carrière taillée à la serpe, point toujours désagréables (je tiens Canicule pour un monument de mauvais goût, mais un monument tout de même). Les saligauds du camping sont bien moches, c’est entendu et certains le sont plus que d’autres : Lajoie/Carmet au premier chef, mais aussi le visqueux huissier Schumacher//Michel Peyrelon ; l’ancien d’Algérie/Victor Lanoux (parfait, au demeurant) est à lui seul une montagne de connerie. Mais Colin/PierreTornade est un brave crétin aveuglé par la mort de sa fille Brigitte/Isabelle Huppert, une sacrée allumeuse. Le patron du camping, Loulou/Robert Castel, a de l’humanité et du cœur comme l’Italien Vigorelli/Pino Caruso… Les autres ? Ceux qui suivent. Dans tous les massacres, il y a ceux qui suivent. Le malheur c’est qu’ils sont nombreux. Et nous, où en sommes-nous ?

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