Elena et les hommes

Demi-réussite.

L’excellent supplément du DVD, intitulé « Elena, le rêve américain de Jean Renoir », me semble, grâce aux interventions de Pascal Mérigeau et d’Olivier Curchod notamment, expliquer pourquoi Elena et les hommes n’est pas un film vraiment satisfaisant. Ou à tout le moins pas aussi satisfaisant que l’éclatante réussite de French Cancan, deux ans auparavant pouvait le laisser espérer ; et alors même que le thème choisi, l’insouciante fin du 19ème siècle, la qualité de la distribution et le savoir-faire de Renoir paraissaient inscrire Elena et les hommes dans une brillante continuité. Mérigeau et Cruchod expliquent fort bien que le réalisateur, devenu citoyen des États-Unis en 1945 et qui avait vainement espéré connaître un succès international en s’installant à Beverley Hills dès le début de 1941, effectuait en ce sens une dernière tentative.

Ce côté « ultime chance » pèse sur un scénario bâclé, qui singe l’aventure ridicule du général Boulanger en la tournant en vaudeville – ce qui n’est pas mal vu – mais qui n’a pas de souffle ni de profondeur et qui hésite sans cesse dans ses orientations. Alors que French Cancan présentait une histoire bien conçue, assez simple mais suffisante pour séduire.

Trois segments, d’à peu près égale importance, correspondant chacun à un lieu : Paris, théâtre de la rencontre de la princesse Elena Sokorowska, veuve et Polonaise (Ingrid Bergman) avec deux séducteurs : le comte Henri de Chevincourt (Mel Ferrer) et le général François Rollan (Jean Marais), tous deux hommes à bonnes fortunes qui la courtisent tous deux. Puis le château de Maisonvilliers, où se trame la phase ultime du complot destiné à pousser le Général au coup d’État. Et enfin une maison de rendez-vous de Bourbon-Salins, garnison où le Général a été confiné, puis mis aux arrêts.

Le troisième segment est d’une insigne faiblesse, ni fait, ni à faire, balourd, mal bâti, tirant à la ligne, indigne d’un cinéaste de la carrure de Jean Renoir. On sent que le scénario a peiné à s’achever, puisque Renoir ne souhaitant plus suivre la réalité historique (la fuite de Boulanger et son suicide piteux sur la tombe de sa maîtresse chérie) est obligé de bâcler les choses.

La deuxième partie est un décalque un peu bêta de l’atmosphère de La règle du jeu, mais, malheureusement dans ce que l’œuvre considérée par beaucoup (mais pas par moi) comme la plus aboutie du réalisateur peut avoir de plus faible et de plus agaçant, les cavalcades et les poursuites dans les pièces du château, les minauderies de la soubrette Lolotte (Magali Noël) remplaçant celles de la camériste Lisette (Paulette Dubost), la farce avec des entrées côté cour et des sorties côté jardin (ou le contraire). Là, un peu pitoyablement, Renoir se copie, s’autoparodie, cherche à retrouver de l’inspiration ; hélas Jean Richard n’est pas Julien Carette et Jacques Jouanneau n’est pas Gaston Modot.

Reste la première partie, dans un Paris fantasmé et séduisant, qui n’est pas mal troussée et qui, pourtant, ne me satisfait pas complètement ; déjà cette fantasia de couleurs n’est pas très réussie : le chef opérateur, Claude Renoir, neveu de son oncle (!), n’a pas retrouvé le charme des nuances qui faisaient de French Cancan (photographié par Michel Kelber) un chatoiement miraculeux. Et puis je dois dire aussi que cette surabondance de teintes – présente dès le générique – finit par agacer et à devenir indigeste. On en aurait presque le sentiment que Renoir, depuis qu’il a découvert que le cinéma pouvait n’être plus en Noir et Blanc, met partout de la couleur, allant jusqu’à singer dans le chromo son illustre père. Ça éblouit moins que ça ne fatigue, comme une visite au musée d’Orsay… On se croirait vite à l’intérieur d’une boîte de Quality street (ou de Smartie’s, si on préfère).

Je me pose aussi des questions sur certains choix d’acteurs : si on retrouve, dans des rôles mineurs, il est vrai, des habitués du cinéma de Renoir, en premier lieu Gaston Modot, mais aussi Jacques Hilling, Dora Doll ou Albert Rémy, Jacques Jouanneau était loin d’avoir les épaules suffisantes pour jouer un rôle qui n’est pas négligeable. Et que dire de l’épouvantable, hideux, grotesque pitre Jean Richard qui fait honte au cinéma dès qu’il paraît sur l’écran ?

En revanche, les trois acteurs principaux sont plutôt bien distribués. Peu à dire de Mel Ferrer, aussi séduisant que dans Scaramouche ou dans Guerre et Paix. Jean Marais, qui ne fait pas partie de mes dilections (c’est une litote !) est plutôt convaincant en général incertain, léger, roseau peint en fer ou lion en caramel mou. Mais j’ai été réellement bluffé par Ingrid Bergman, appréciée (sans enthousiasme délirant) dans des rôles dramatiques (Casablanca, Stromboli, Voyage en Italie) et qui montre dans Elena et les hommes qu’elle peut être gaie, drôle, primesautière, dans ce rôle de demi-mondaine à la vertu douteuse, à la morale élastique et à la cuisse légère où, malgré l’insuffisance du scénario, elle impose une grande maîtrise.

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