Floride

Oh, les beaux jours !

Peut-être parce que la question va de plus en plus me concerner et que je ne crains rien davantage que d’être rattrapé au tournant par l’inquiétant Docteur Alzheimer, j’ai pris un certain intérêt à Floride, dont je ne me souviens pas d’avoir entendu parler. Soit dit en passant, cet oubli n’est pas très bon signe pour le sujet qui me préoccupe, n’est-ce pas ? En tout cas toute la relation presque clinique de cette affligeante plongée dans la nuit m’a paru très bien venue et conforme à ce que je sais de la maladie : trous béants dans la mémoire immédiate, confusions multiples, irritabilité sans vraie cause, appréciation absolument injuste des efforts que vos proches font pour vous, refus obstiné d’admettre que les facultés mentales sont en pleine déroute et qu’il n’y aura pas de contre-attaque.

 Tout cela est donc fort bien conçu et présenté par le réalisateur Philippe Le Guay dont Les femmes du 6ème étage m’avaient laissé assez sceptique, mais dont j’avais plutôt apprécié Alceste à bicyclette, l’un et l’autre avec Fabrice Luchini. Et comme c’est le dernier film tourné par Jean Rochefort, qui est mort à peine deux ans plus tard et qui sait comme personne faire luire dans son œil la touche de folie et d’aveuglement qui convient au sujet, je me suis laissé embarquer. Histoire toute simple d’un vieil homme (enfin… pas si vieux que ça : 82 ans), Claude Lherminier, qui fut un grand industriel du papier, est la tête d’une belle fortune, possède une superbe maison sur les hauteurs d’Annecy. Il est veuf depuis des années et vit seul, exaspérant ses gouvernantes successives, dont il fait une grande consommation. Mais chaque jour ou presque, sa fille aînée Carole (Sandrine Kiberlain), qui a repris avec succès les rênes de l’usine, passe le voir. Sa constance est d’autant plus épuisante qu’elle est en train de refaire sa vie avec Thomas (Laurent Lucas), un de ses collaborateurs.

C’est bien instructif, surtout pour qui s’avance en âge : c’est presque un documentaire sur ce qu’on craint de soi-même devenir. Mais, dans un film à vocation commerciale, à terme diffusé à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision notoire (et c’est bien ainsi que j’ai vu le film hier, dimanche, sur France 2 à 21 heures), il faut des éléments romanesques complémentaires qui mettent une touche de sentimentalité captatrice de l’attention du spectateur. Après tout, même Michael Haneke en met un minimum dans son glaçant Amour. Et il me semble que Philippe Le Guay a ajouté non pas une pincée, une touche, mais une grosse louche.

Que vient faire, dans la captation de la décrépitude du vieil homme l’histoire, d’ailleurs fort confuse, de la rupture survenue vingt ans auparavant avec son meilleur ami, Massoulier, qui l’a roulé dans une affaire d’échange de terrains ? Ou même l’escroquerie de sa dernière gouvernante en date, la Roumaine Ivona (Anamaria Marinca) qui s’enfuit avec le pognon qui lui avait été donné pour que Massoulier soit exhumé du cimetière où il repose ? Mais surtout cette fantaisie inutile de donner à Carole/Kiberlain une sœur cadette morte dans un accident de la route alors qu’elle vivait en Floride et dont le décès a été depuis lors soigneusement caché au père ? Cela fournit le titre du film et de trop nombreuses séquences insérées dans toute sa durée, où Claude Lherminier/Rochefort vole vers les États-Unis pour se réfugier auprès de sa cadette, parce que son aînée s’est résigné à le placer en maison de retraite, lasse d’user sa propre vie…

On voit là qu’il y a de nombreuses questions prenantes et extrêmement modernes : la déchéance inéluctable des vieillards, physique, intellectuelle et morale, le poids que leur affaiblissement fait ressentir à leurs enfants qui, eux-mêmes vivent dans un fréquent déséquilibre affectif, la glaçante solitude des mouroirs, fussent-ils luxueux, l’angoisse de la fin de vie… Ce que Le Guay en tournant un film plus sec, plus resserré, plus austère aurait rendu plus authentique.

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