Ginger et Fred

Affiche

La tragédie n’est pas loin.

Sans doute tourné par Federico Fellini pour rendre, après Juliette des esprits, un nouvel hommage à la femme de sa vie, Giulietta Masina, l’avant-dernier film du réalisateur l’a aussi largement été pour faire pièce à la télé-poubelle importée en Europe par Silvio Berlusconi, en dénoncer les aberrations, en montrer les décors sordides. Tout cela prenait place en 1985. On peut dire que cet aspect, si déprimant, exaspérant qu’il est a perdu beaucoup de sa virulence. Car, qu’on le veuille ou non, nous nous sommes habitués à la débilité méprisante (pour leurs participants et pour. les spectateurs) de ces émissions qui fleurissent désormais sur presque toutes les chaînes. Koh-LantaLes Marseillais contre le reste du monde (ou les Chtimis, d’ailleurs), Quatre mariages pour une lune de miel, voilà ce qui passe tous les jours et qui marche un maximum. En tout cas pour les vieux qui regardent encore la télé, les jeunes ayant déjà migré vers autre chose. Ce qui est d’ailleurs assez drôle puisque la télé-poubelle a largement contribué à tuer le cinéma comme loisir populaire.

Cela étant Ginger et Fred est un très beau film, sans doute un peu trop long. Comme tous ceux qui se penchent sur les déchéances des vieux artistes, qui ont eu du succès mais n’ont laissé que peu de traces, lorsque leur vogue a été passée, c’est un film poignant. Plutôt moins que La fin du jour de Julien Duvivier, bien sûr, mais un peu comme Dernier amour de Dino Risi avec un Tognazzi bouleversant. Comme aurait pu être, d’ailleurs, Pippo Botticella, Fred, c’est-à-dire Marcello Mastroianni si Federico Fellini n’avait pas orienté sa caméra prioritairement sur Amelia Bonetti, Ginger, c’est-à-dire, donc, Giulietta Masina. Car la vie de l’une est plus paisible, plus sereine, plus résignée aussi, puisqu’elle a un enfant, une petite entreprise, une existence assez confortable que celle de l’autre, qui vit on ne sait trop où, seul, sans un sou et alcoolique.

L’émission Chez vous ce soir que présente, calamistré, suffisant, vorace, un histrion à vieille belle gueule (Franco Fabrizi, impeccable, dégoulinant de veulerie) est une sorte de caravansérail hétéroclite où viennent s’exhiber pour quelques milliers de lires des gens qui sont n’importe qui et qui ont fait n’importe quoi. Fellini s’en donne à cœur joie, d’ailleurs : un type kidnappé qui fait commerce de son rapt, une folle qui prétend enregistrer la voix des morts, un travesti qui visite les prisons pour s’y faire enfiler, un prêtre défroqué, des sosies à la pelle, la fanfare des centenaires, une troupe de nains musiciens. Le réalisateur expose ses habituelles obsessions, son goût pour les anomalies, les bizarreries, l’étrange, le choquant, le hors-norme.

Mais aussi le miraculeusement tendre et émouvant. Ginger et Fred ont vécu et dansé ensemble, se sont aimés, se sont séparés et cette séparation a dévasté Fred qui ne s’en est vraiment jamais remis. L’invitation faite par l’émission de recréer pour un soir le duo d’imitateurs d’Astaire et de Rogers qui leur avait donné une certaine notoriété est, pour elle et lui l’occasion inespérée de se retrouver. Et dans la danse que, tant bien que mal, ils vont présenter il va y avoir tout ce qu’ils ont porté pendant les longues années de leur séparation…

Si l’on se place un peu au delà de la tristesse de l’histoire d’amours qui auraient pu exister encore (mais finalement, est-ce si certain ? et pour combien de temps ?), il y a ce regard lucide sur ces pauvres coulisses du spectacle, celui dont nous ne voyons que les paillettes. En regardant Ginger et Fred, j’ai aussi songé à ces pathétiques tournées que des producteurs aux dents longues envoient sur les routes de France sous l’appellation Salut les copains : copains des années 60, des années 70, des années 80 : des chanteurs qui ont, un jour, réalisé un tube, un succès incroyable et sans suite et qui ne passent aujourd’hui que sur Nostalgie. Quelques reportages ont montré, à la télévision, l’envers du décor : le logement dans des hôtels anonymes, le mépris des assistants réalisateurs, les longs vestiaires éclairés au néon où se changent les artistes, les maquillages machinaux, l’indifférence de tout le monde à chacun.

Plusieurs films, donc, dans Ginger et Fred : une dénonciation de la télévision minable et démagogique, une histoire amoureuse promise à entrer dans la pure nostalgie, un regard sur la vie des comédiens, des demi-stars, des gens qui ont vu un instant le soleil et qui sont vite retombés au niveau de la terre. On se sépare ;  Ginger et Fred ne se reverront jamais et c’est comme ça et c’est la vie.

Ce qui n’est pas très gai, d’ailleurs. Mais on le savait déjà.

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