Himalaya, l’enfance d’un chef

Espaces infinis sans silences éternels.

J’ai bien du mal à me rendre compte que j’ai passé un moment agréable et même souvent haletant devant un film dont je n’attendais rien que quelques images originales et bien tournées de cartes postales. Une sorte de documentaire sur la vie compliquée des malheureux habitants de ces contrées invraisemblables. J’ai souvent écrit ici et là que l’Asie n’est pas mon truc et moins encore, sûrement, ses montagnes, bien que je me souvienne tout petit, d’avoir vibré à l’annonce que l’Annapurna, premier sommet de 8000 mètres à être vaincu, l’avait été par deux Français, Maurice Herzog et Louis Lachenal. Mais depuis lors, tout ce qui pouvait toucher Népal, Bhoutan ou Tibet m’indifférait profondément.

 Et voilà que j’ai suivi pas à pas (si j’ose dire) les caravanes de ces fiers montagnards qui avec leurs yacks affrontent des conditions naturelles épouvantables pour accomplir un troc immémorial de sel et d’orge entre lacs salés d’altitude du Tibet et plaines fertiles des vallées indiennes ; leur contrée d’origine s’appelle le Dolpa (ou Dolpo) et c’est une des terres les plus arides du monde, enserrée dans des chaînes de montagne vertigineuses, qu’on ne peut franchir qu’en passant des cols qui voisinent 5000 mètres.

On me dira avec pertinence que des reportages de qualité sur les coins les plus désolés et étranges de notre planète sont désormais légion sur les multiples chaînes de télévision et qu’il est bien agréable, lorsqu’on est confortablement assis dans son canapé, de ahaner sur les routes de l’impossible, puis de siroter son demi en s’effarant de l’absolue sécheresse du désert d’Atacama (ou d’ouvrir son radiateur en découvrant combien est glacée la banquise). Forêts vierges, fjords insondables, toundras pelées, côtes battues par les ouragans, falaises hautaines, atolls volcaniques, nous avons tout vu.

Mais je n’imaginais pas qu’on pût bâtir sur un petit groupe de Népalais qui vivent immémorialement de nomadisme et de troc un récit aussi bien structuré, profond, intelligent. Eric Valli, le réalisateur d’Himalaya, l’enfance d’un chef connaît, aime les gens de ces régions, dont il parle la langue.

Il a tourné un film à double orientation : d’abord une sorte de western plein de grands espaces, de progression difficile d’une troupe épuisée vers un passage, vers un seuil, une sorte de terre promise. Un western empli de morceaux de bravoure, particulièrement bien réussis et filmés ; il y a une longue séquence où hommes et yacks se faufilent lentement sur le sentier qui court le long d’une paroi rocheuse, sentier brutalement coupé et où il faut bien poursuivre sa marche au péril du précipice ; une autre où dans un affreux blizzard les êtres errent, se perdent, se retrouvent et meurent…

Puis le récit éternel de la lutte pour le pouvoir, du conflit entre les vieillards – un peu sclérosés, mais aussi très expérimentés – et les jeunes gens, pleins de fougue et d’idées neuves mais bien téméraires. Parce que dans ces hauteurs frigorifiées, il n’est pas bon de ne pas obéir à la sagesse ancestrale et de ne pas respecter les rituels. C’est sans doute pour avoir emprunté une route inédite que Lhakpa, le fils de Thinlé (Thilen Lhondup), le chef de la tribu, à qui il devait naturellement succéder, est mort. Et alors que Karma (Gurgon Kyap), qui est d’une autre famille, opposée à la famille de Thinlé par d’obscures anciennes animosités, apparaît comme le seul capable de conduire les transhumances de la tribu, le vieux Thinlé n’accepte pas la situation. Conflit ouvert entre ceux que la jeunesse, le dynamisme, la modernité de Karma entraîne et ceux qui demeurent fidèles à la tradition et respectueux des oracles des lamas.

Gurgon Kyap, Lhakpa Tsamchoe

Écrit ainsi, ça semble bien simple ; c’est un peu plus compliqué et c’est très prenant. La musique, de Bruno Coulais, semble avoir été écrite dans on ne sait quel monastère de Lhassa ; les acteurs, tous amateurs, ont un jeu miraculeusement juste ; le décor ne donne assurément pas envie d’aller passer au Népal le reste de son âge. Mais on a trouvé bien de la fraternité en cheminant avec tous ces étrangers si lointains et si proches…

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