In girum imus nocte et consumimur igni

Sidérant.

Déjà, indiquer que la note médiane que j’attribue à ce que je viens de voir (car le terme film n’est pas approprié, ou ne l’est pas dans son acception habituelle) ne signifie rien. Un zéro ne voudrait rien dire, car ce qu’a créé Guy Debord mérite bien davantage et une appréciation très élogieuse ne serait pas plus satisfaisante. Une heure et demie et un peu plus composée de beaucoup d’images fixes, d’insertions de bandes d’actualité et/ou d’extraits de films classiques qui interviennent à brûle-pourpoint, cela sur un commentaire continu en voix off de l’auteur, verbeux, foisonnant, prétentieux, intelligent, attirant, répulsif, fascinant.

Pourquoi avoir regardé ceci, que je ne saurais conseiller à personne et qu’il m’étonne encore d’avoir regardé sans décrocher ? Parce que j’en avais l’occasion (ce qui n’est pas une très bonne raison, j’en conviens) et parce que le nom de Guy Debord ne peut qu’intéresser ceux qui s’interrogent sur l’histoire des idées et qui voient bien que ce nom-là, si populaire dans les années qui précédèrent et suivirent immédiatement Mai 68, qui fut oublié durant une trentaine d’années, revient dans ce début du 21ème siècle aux temps où ses analyses sur la Société du spectacle retrouvent non seulement leur pertinence, qui n’avait jamais disparu, mais leur actualité. Tant le monde que nous vivons devient de plus en plus insupportable à beaucoup.

L’objectif de Debord et de L’Internationale situationniste était de renverser complétement les structures sociales et mentales des sociétés qui – pensaient-ils – nous engluaient. Tout autant le capitalisme financier dans quoi nous nous jetions la tête la première que les diverses variétés d’utopies marxistes, qu’elles balancent entre les dictatures staliniennes et les dogmatismes des multiples trotskismes. Une forme de refus intellectuel d’entrer dans les moules et les couloirs qui sont censés enfermer chacun pour toujours. Ni règles, ni contraintes. Si ce n’est que décider qu’il n’y aura ni règles, ni contraintes est encore fixer règles et contraintes. Parce que la vie n’est pas si simple que ça.

Donc, ai-je dit, In girum imus nocte et consumimur igni est un drôle de parcours. Au fait, pourquoi ce titre ? C’est un palindrome, d’abord, cette figure de style et de jeu verbal qui peut se lire indifféremment de droite à gauche ou de gauche à droite. On prête sa paternité au grand Virgile et, au delà de la virtuosité intellectuelle, cette phrase est d’une force impressionnante : voici sa traduction : Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu ; cela peut s’appliquer aux papillons de nuit, mais aussi à bien d’autres choses. À nous tous? C’est possible. Debord entame sa longue conférence par un propos tranchant : Je ne ferai dans ce film aucune concession au public. Le public ne mérite pas d’être ménagé.

Et de fait il ne le sera pas. D’emblée l’auteur lui envoie dans la figure qu’il est nul ; qui va au cinéma aujourd’hui (1978) demande-t-il ? Et il répond : Le public est presque exclusivement recruté dans une seule couche sociale : celle des différents petits agents spécialisés dans les divers emplois de service dont le système productif a besoin impérieusement : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, amusement, propagande, pseudo-critique. C’est-à-dire les cadres, c’est-à-dire des salariés pauvres qui se croient propriétaires.

Si le discours de Debord peut convaincre ou séduire, s’il est difficile de nier que la société de consommation assomme en fin de compte ceux qu’elle séduit en dérobant à leur vue tout ce qu’elle leur retire, ne leur offrant que des pacotilles désolantes, on peut néanmoins se demander si le fatras pontifiant énoncé avec talent – et même un talent fascinant – par l’auteur a besoin de se plaquer sur des images. Les insertions multiples de séquences de plusieurs grands films (Les enfants du paradisLes visiteurs du soir, La charge de la brigade légère, un western avec Errol Flynn dont j’ignore le nom) se succèdent sans convaincre. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est lorsque l’écran devient blanc, sans image aucune, que le propos devient plus pénétrant. Mais je ne suis pas loin de le penser.

Mettre le feu au monde pour qu’il ait plus d’éclat. Certes. Où en sommes-nous aujourd’hui aux temps où la finance internationale a absolument étendu son empire sur le monde entier ?

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