Jenny

Le traité du vain combat.

Premier long-métrage de Marcel Carné, première collaboration avec Jacques Prévert, mais aussi avec Joseph Kosma à la musique, Jean d’Eaubonne aux décors, Roger Hubert à la photographie. Prémisses et prestiges de l’âge d’or du cinéma français. Un beau mélodrame à sentiments et personnages outrés, à déroulements évidents et où ne manque pas même la goutte de fiel terminale. Ça n’échappe pas toujours à la grandiloquence et au romanesque de la malédiction des filles perdues, mais ça fonctionne plutôt bien, propulsé par le talent des acteurs et la qualité des dialogues.

Évidemment il ne faut pas être trop regardant avec la vraisemblance. Que la concertiste Danielle (Lisette Lanvin) qui a suffisamment de talent pour voyager par le monde au gré des engagements et suffisamment de charme pour séduire quelques jeunes gens très bien ne soit pas plus étonnée que ça que les familles des ses prétendants lui ferment leur porte dès qu’ils ont pris des renseignements sur sa famille surprend un peu. Qu’elle n’ait pas vu sa mère, Jenny Gauthier (Françoise Rosay) depuis six ans, lorsque le film commence, est également assez bizarre. Que la charmante Danielle ne se rende pas plus rapidement compte que sa mère est la gérante d’une maison de plaisir assez chic, rue Spontini, dans le beau 16ème frôle l’équilibrisme…

Mais enfin, comme on est bon public, on passe là-dessus. Et on entre dans le concret, le substantiel. Jenny s’est amourachée d’un gigolo, Lucien Dancret (Albert Préjean) qui est lui-même affublé d’un factotum parasite, Xavier, dit Le marquis (Roland Toutain). Mais cette tenancière scrupuleuse de bobinard, faible de la seule dilection qu’elle a pour son jeune amant, est elle-même aimée, avec une certaine brutalité, par Benoît (Charles Vanel) qui est une sorte de commanditaire de la boîte. Benoît, toujours accompagné de son âme damnée, Dromadaire (Jean-Louis Barrault), qui doit ce surprenant surnom à la bosse qu’il porte dans le dos, infirmité qui le rend méchant comme une teigne.

Ces données posées, un cerveau de taille normale est tout à fait capable de prévoir les suites inéluctables ; Danielle, la jeune fille naïve et Lucien, le gigolo insatisfait vont se rencontrer et, forcément, s’aimer sans qu’aucun ne soupçonne la réalité de la situation, l’une que son amant est aussi celui de sa mère, l’autre que sa jeune amoureuse est la fille de la maîtresse qui l’entretient. Ce charmant embrouillamini se terminera aux mieux pour les jeunes gens, au plus mal pour Jenny, usée et dépitée qui retournera à sa vie clinquante et désolée.

Le scénario est donc d’une grande niaiserie romanesque. Mais c’est si bien monté, si bien filmé, si bien rythmé, conté avec -déjà – tant de science de la progression dramatique qu’on se laisse volontiers attraper par les grosses ficelles, quelquefois un peu ridicules, quelquefois assez larmoyantes mais bien solides.

De toute façon le désert de l’existence des filles perdues, de leur résignation, de la fausse gaieté pleine des prestiges de la nuit et des bulles du champagne fonctionne souvent très bien. Il n’est que de placer ici et là une pauvre silhouette de riche consommateur qui veut s’étourdir, comme L’albinos (Robert Le Vigan, épatant, comme toujours, en quelques séquences) ou d’une silhouette qui boit pour oublier la désolation de sa vie, comme l’adjointe de Jenny, Vrack (Margo Lion, souvent vouée à ces rôles) pour faire sentir le frisson du désert du plaisir tarifé.

Marcel Carné et Jacques Prévert n’ont sans doute pas osé appuyer un peu davantage là où ça pourrait faire mal, mais Jenny laisse tout de même assez de place à l’amertume pour annoncer ce qui va se passer après : Quai des brumes, Le jour se lèveLes enfants du Paradis, Les portes de la nuit… Le cinéma des échecs et des vies ratées.

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