La liste de Schindler

Les bourreaux sont derrière la porte.

Ce qui me paraît le plus sommaire dans ce film beaucoup trop long, mais très bien fichu, c’est tout de même l’absence de toute réflexion sur la seule vraie question primale, essentielle, terrifiante, cette question qui nous renvoie à une sorte d’animalité première, à la honte de notre animalité : comment des tas de gens qui n’étaient pas plus mauvais que beaucoup ont été capables de faire ça ? À ce moment là il faut mettre de côté tous les anathèmes contre les cingleries hitlériennes. Quand j’écris mettre de côté, ça veut simplement dire que ça ne me paraît pas suffisant et, d’une certaine façon, trop facile. L’histoire des génocides est variée et abominable : les soldats républicains de Hoche ou de Kléber qui éventraient les femmes de Vendée pour arracher à leurs ventres les fœtus à peine formés, les Turcs qui clouaient aux pieds des Arméniens des semelles de bois, les Khmers rouges qui crevaient les yeux des binoclards jugés par cela même des intellectuels, les Rwandais fanatisés qui allaient assassiner leurs propres parents…

Comment, dans La liste de Schindler, des types qui paraissent par ailleurs, être de braves gens de Poméranie, de Thuringe, de Bavière, ne demandant rien à personne et, pour la plupart incapables de faire du mal à une mouche en parviennent-ils à une telle accoutumance à l’obéissance et à l’horreur qui leur permet d’assister sans broncher à cette litanie de tueries et d’humiliations ? En découvrant le film de Steven Spielberg, j’ai songé, un moment au mot de Jean Giono qui attribuait à Gaston Dominici, vraisemblable assassin d’un couple et de sa petite fille, lors du procès, aux Assises de Digne, une indifférence d’insecte pour la vie et la mort. En fait, ce n’est pas tout à fait ça. Dans le film, il y a ce moment où les Allemands, à Cracovie, envahissent une maison bourgeoise et où un officier s’assied au piano et entame brillamment un morceau difficile. Bach ? demande un de ses compagnons ; Non, Mozart ! réplique un autre. Il ne s’agit pas là de demi-sauvages, mais de bourgeois cultivés et sensibles. Et pourtant…

L’histoire vraie et pourtant tout à fait invraisemblable du viveur égoïste, jouisseur, corrompu et corruptible Oskar Schindler qui va se trouver entraîné par une sorte de merveilleuse pente vers une forme d’héroïsme est magnifique et prouve a contrario que nul n’est ni blanc, ni noir. De la même façon que d’honnêtes pères de famille se trouvent par une certaine logique des choses poussés à entasser des cadavres juifs dans des brasiers, voilà qu’un type qui n’est ni sympathique, ni regardant, qui se préoccupe avant tout de se constituer un gros matelas de devises fortes est conduit, suivant une autre logique, une autre pente, à perdre sa fortune et à courir les risques les plus extrêmes pour sauver des tas de gens qui ne sont rien pour lui et qu’il tenait, un peu auparavant, pour des sortes de sous-hommes.

Heureusement Spielberg a su se dispenser de la plupart des artifices romanesques qui auraient pollué son sujet. Homme à femmes, Schindler (Liam Neeson) ne sauve pas des Juifs parce qu’il est amoureux d’une fille avec qui il coucherait et qui lui aurait fait saisir l’horreur de l’Holocauste : voilà qui serait à la fois ridicule et obscène. Schindler perçoit-il même l’épouvantable projet nazi ? Je n’en suis pas vraiment certain. Ce qui se lève en lui, c’est un réflexe primitif et peut-être aussi une sorte de défi qu’il se lance. Son habileté, son charisme, sa roublardise, pourrait-on dire, sont mis au service d’une cause éminemment juste. Mais va savoir si on ne pourrait pas le retrouver, du côté ombreux, dans une toute autre direction. Il y a, dans les embrouilles et les entrechats d’Oskar Schindler quelque chose de très ludique, de très artistique. On frémit d’avoir à écrire ça, sur un sujet aussi grave et glaçant ; mais à aucun moment on ne sent chez lui la conscience de l’horreur absolue.

Et surtout, sans doute à la fin du film, lorsqu’il se reproche, lorsqu’il se désole de n’avoir pu sauver que 1100 Juifs ; en vendant sa voiture, en vendant son insigne en or du NSDAP, il aurait pu monter son total à 1110, à 1112… On ose dire qu’il aurait pu ainsi augmenter son palmarès. Et pourtant il y a bien de ça, non ?

Les mecs qui font confiance à la nature humaine devraient méditer le film…

Leave a Reply