La petite Lise

La goualante des pauvres gens.

Le père de famille n’a pas été seulement le héros des temps modernes titre dont le décorait Charles Péguy. Je veux dire par là qu’il y a longtemps que ce pauvre bougre (dont je suis, ou plutôt, fus, mes petits étant devenus subrepticement grands) tire sa galère et subit sa géhenne. Tiens donc ! Ne vous rappelez-vous pas Le Roi Lear de notre ami Shakespeare avec les deux monstres Goneril et Regane ? puis Le père Goriot de notre autre ami Balzac, qui sacrifie ses sous, sa vie, sa santé pour ses deux pétasses de filles, Anastasie et Delphine ? Plus près de nous (mais ma recension n’était pas exclusive), David Golder de Julien Duvivier d’après un roman d’Irène Némirovsky ? La pesanteur de la condition de père.

Le petit film, le moyen métrage (84 minutes) de Jean Grémillon est son premier film parlant. De modeste durée (84 minutes) a d’ailleurs des liens avec le Golder de Duvivier ; des liens forts, lorsqu’ils montrent l’amour incommensurable et pourtant assez lucide d’un père avec son enfant, un enfant qui déçoit, qui accable, qui désespère même mais qui demeure la chair d’une chair ; des liens plus éloignés mais qui marquent bien leur époque dans la judaïté de certains personnages ; voilà qui est manifeste chez Duvivier où la famille Golder est profondément juive ; mais chez Grémillon, le personnage de l’usurier Shalom (Alexandre Mihalesco) est un tel emblème de ce que les années Trente affectaient au peuple hébreu qu’on retrouve les mêmes images : caftans crasseux, calotte, ton cauteleux, accent de la Mittel Europa… l’atmosphère n’était pas très favorable à l’humanisme.

Donc un brave type, Victor Berthier (Pierre Alcover), sans doute un peu trop sanguin, a tué, dans un coup de rage, sa femme qui lui était infidèle et le persécutait. Au bagne de Cayenne, il s’est fait remarquer par sa bonne conduite et même par l’héroïsme dont il a fait preuve lors d’un incendie. Ce qui lui permet d’être libéré sans être relégué et de pouvoir revenir en France. Il y retrouvera sa merveille, sa fille, sa petite Lise (Nadia Sibirskaïa). Mais la pauvre gamine, un peu pour survivre, beaucoup parce qu’elle est amoureuse d’André (Julien Bertheau), gandin, exalté, qui rêve de faire carrière dans le spectacle, se prostitue pour lui. Il accepte bien volontiers que son amante apporte de quoi faire bouillir le pot mais imagine aussi que, s’il était doté d’une bonne petite somme, 3000 Francs, il pourrait créer une petite entreprise, d’établir en banlieue ou à la campagne et ainsi de suite.

Tous les mélodrames introduisent, à un moment donné, l’œil fatidique de la catastrophe. Pour obtenir ces 3000 F. mirifiques, Lise et André se rendent chez l’affreux usurier Shalom, font mine de mettre. en gage une montre en or donnée par Berthier/Alcover à Lise et tentent de le détrousser. L’usurier, sur ses gardes, est bien près d’étrangler André, mais Lise lui fracasse le crâne pour sauver son amant. Quelques péripéties. Puis le brave homme, afin de laisser vivre à sa fille chérie son amour – ce qui va peut-être demeurer – va se dénoncer et se livrer à la police, avant de retourner évidemment à Cayenne…

Récit un peu fluet, emphatique aussi toutefois et destiné à attirer la larme à l’œil du spectateur. D’autant que seul Julien Bertheau qui fit l’essentiel de sa carrière au théâtre présente une qualité d’interprétation. Ce n’est pas le cas de la grande grosse silhouette de Pierre Alcover, au jeu si limité, et bien mieux à peine de Nadia Sibirskaïa. Mais Jean Grémillon n’est pas n’importe quel faiseur et, s’il débute là dans le parlant, il a derrière lui une solide expérience et de grands talents.

Les séquences initiales tournées à l’île du Diable, dans la familiarité torride, humide, poisseuse des bagnards, leurs jeux, leurs jactance, leurs regards inquiets, soupçonneux et camarades tout autant, le passage dans une curieuse boîte de nuit à forte majorité noire (il ne m’étonnerait pas que ce soit le célèbre Bal nègre de la rue Blomet) avec le numéro d’un danseur ailé (Joe Alex), et quelques belles images ; presque une nature morte après le meurtre de Shalom : par terre, au milieu des éclats de faïence du vase qui a fracturé le crâne de l’usurier, le revolver d’André et une nappe de sang qui s’étale.

Un film de Jean Grémillon offre toujours quelque chose à aimer…

Leave a Reply