La Ronde

Passons aux choses sérieuses !

La belle édition attendue est enfin arrivée et il devient possible de parler des films de Max Ophuls sans d’abord devoir pester contre les saligauds qui ne nous donnaient que des images floues et rances et les saligauds pires encore qui ne nous donnaient rien du tout, nous obligeant à acheter des films aux sous-titres anglais inenlevables.

Coffret indispensable qui réunit les quatre derniers films du réalisateur, La ronde, Le plaisir, Madame de et Lola Montes, quatre films tournés en France en en français, une France à qui Ophuls, naturalisé en 1938, était si attaché qu’il demanda que son nom fût orthographié sans tréma (le Umlaut germanique), parce qu’en langue française, il n’en est pas besoin.

Alors donc La ronde, élégante et inégale adaptation d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler, ce médecin viennois ami de Freud, à l’écriture un peu cynique qui a aussi donné au cinéma Traumnovelle, dont Kubrick a tiré le sublime Eyes wide shut. La ronde, dans l’esprit de Schnitzler, alors accusé d’obscénité, c’est celle de la syphilis, obsession majeure de notre monde avant la pénicilline ; Ophuls n’insiste pas du tout sur cet aspect-là, bien que la sexualité soit omniprésente dans le film, mais bien davantage sur la pauvre naïveté de bien des femmes, sur la dégoulinante veulerie de bien des hommes.

On pourrait dire de La ronde, de son jeu de faux-semblants, de son élégance ironique, de l’apparente insignifiance de sa valse tourbillonnante, ce que, dans Madame de, dit à sa femme (Danielle Darrieux) le général-comte de… (Charles Boyer) : Notre bonheur conjugal est à notre image : ce n’est que superficiellement qu’il est superficiel ; de la même façon, La ronde n’est qu’artificiellement artificielle : dans le carrousel désespérant de la valse lente, il y a, comme le dit, au début du film, l’élégant meneur de jeu (Anton Walbrook) l’éternel questionnement de la nature de l’Autre : les gens ne voient qu’une partie de la réalité, moi je les vois toutes, parce que je les vois « en rond » ; c’est exactement le questionnement que s’est posé Lucas Belvaux dans la trilogie Un couple parfait/Cavale/Après la vie : que devient l’Autre quand il est sorti de mon champ de vision, et existe-t-il vraiment ?

Donc, forcément La ronde ne refuse ni la théâtralité, ni l’artificialité et joue, même avec et le meneur du jeu est à la fois un M. Loyal qui présente les scènes, un chœur qui les commente, un démiurge qui les façonne ; c’est moins une suite de sketches qu’un fil continu, un mistigri qu’on se refile, un jeu qui se referme sur lui-même : Simone Signoret, la pauvre pute des bas-fonds finira par passer la nuit avec le colonel comte Gérard Philipe, après que le soldat Serge Reggiani, la grisette Simone Simon, le fils de famille Daniel Gelin, la femme du monde Danielle Darrieux, l’homme d’affaires Fernand Gravey, la cocotte Odette Joyeux, le théâtreux Jean-Louis Barrault, la comédienne Isa Miranda se seront pris eux-mêmes au piège du tourbillon.

Comme toujours Ophuls manie une caméra enchantée ; comme toujours il est entouré de complices éblouissants : musique d’Oscar Straus, dialogues spirituels de Jacques Natanson (J’adore le passé ! C’est tellement plus reposant que le présent et tellement plus sûr que l’avenir) ; comme toujours, il est l’esprit de cette Europe civilisée, alors déjà un peu lasse, et désormais complètement épuisée…

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