Le charme discret de la bourgeoisie

Voyage en Absurdie.

Voilà sans doute un des meilleurs films de Luis Bunuel, un film dont l’affiche diffusée un peu partout, est pourtant extrêmement ridicule. Mais un film où le génial iconoclaste espagnol retrouve la plus grande partie de la verve destructrice de ses débuts. Qu’elle s’exerce contre la classe bourgeoise dominante n’a, à mes yeux, aucune espèce d’importance : on ne se pose qu’en s’opposant, disait je ne sais plus qui et, en tout cas, les lazzis lancés jusqu’à plus soif envers cette fraction de la société qui a pris le pouvoir lors de l’âge des Révolutions n’est là que pour marquer qu’elle a emporté la mise. Au 17ème siècle, les mêmes sarcasmes auraient pu être employés contre l’aristocratie et aujourd’hui, s’il y avait encore un Bunuel, contre la médiature du Camp du Bien, celle qui se gonfle d’importance devant ses Audimat télévisés.

Ne pas voir, donc, dans Le charme discret de la bourgeoisie autre chose que le regard ironique et mortifère d’un cinéaste qui n’a jamais supporté l’enflure. Les protagonistes du film sont soit idiots, soit minables, mais aucun d’entre eux n’est détestable. Voilà qui est presque un exploit lorsqu’on considère que l’éclatante prospérité des trois amis – des trois complices – Rafael Dacosta (Fernando Rey), ambassadeur à Paris de la mirobolante République de Miranda, François Thévenot (Paul Frankeur, éblouissant) et Henri Sénéchal (Jean-Pierre Cassel) est fondée sur le trafic de cocaïne, largement importée d’Amérique du sud grâce à la bienveillante valise diplomatique : tout cela passe comme une lettre à la poste. Comme tout le reste, d’ailleurs : l’insignifiance, la superficialité des trois femmes : Simone (Delphine Seyrig, qui joue de son admirable voix de violoncelle), femme de Thévenot, maîtresse de Dacosta, Florence (Bulle Ogier), sœur de Simone et alcoolique obsessionnelle et Alice (Stéphane Audran), femme de Sénéchal, qui ne songe qu’à faire l’amour, partout et tout le temps, avec son mari.

Ce qu’il faut aimer dans le film de Luis Bunuel et de son co-scénariste Jean-Claude Carrière, ce sont les merveilleux décalages qui interviennent à tout moment. Après tout, quoi de plus bourgeois, principalement, initialement, que ces réceptions, ces déjeuners, ces dîners, que les six amis entreprennent d’organiser ? Sauf qu’ils n’y parviennent pas parce que, à chaque fois, un microscopique grain de sable s’introduit dans la machine. Un grain de sable qui ne pousse jamais vers la tragédie (sauf vers la fin, qui n’est pas la partie la plus réussie du film) : une erreur d’agenda qui entraîne une méprise pour une invitation, l’arrivée dans une auberge dont le patron est subitement mort dans l’après-midi, les tentatives de terroristes de s’introduire dans l’ambassade de Miranda, la quasi renonciation de l’évêque du Diocèse (Julien Bertheau) à sa mission ecclésiale afin de devenir le jardinier des Sénéchal, le salon de thé très chic où le serveur (l’impeccable Bernard Musson) annonce qu’il n’y a plus ni thé, ni café, ni tisanes, ni quoi que ce soit au demeurant… salon de thé où un jeune lieutenant (Christian Baltauss) raconte aux trois amies la vie improbable qu’il a connue…

On peut tout à fait estimer que Luis Bunuel commence alors à abuser de l’onirisme, qui est une solution finalement assez facile pour faire avancer un film qui paraît alors manquer un peu de souffle. Voilà qui sent le procédé, qui offre des effets faciles et qui conduit à une certaine répétitivité : on commence à comprendre assez vite et en tout cas un peu trop tôt que ces mésaventures invraisemblables qui surviennent de plus en plus fréquemment sont des rêves à tiroirs élaborés par l’un ou l’autre des membres du groupe. Et même lorsque le réalisateur a relancé l’intérêt en faisant intervenir un colonel magnifiquement décalé (Claude Piéplu), il n’arrive pas à se sortir du piège où il s’est confiné.

Cela étant, on demeure néanmoins sur des impressions extraordinaires ; d’abord parce que la distribution des rôles est impeccable et que s’ajoutent à ceux que j’ai cités des tas d’autres physionomies impeccables, acteurs notoires (Michel Piccoli), pour un rôle très court, ou figures plus modestes du cinéma : Milena Vukotic, Muni, Alix Mahieux et, chez les hommes Pierre Maguelon, Jacques Rispal, François MaistreRobert Party. Et j’ai toujours pensé et proclamé qu’un film de qualité se tenait à proportion du nombre et de la qualité de ces seconds rôles. Et puis le scénario est extrêmement bien construit sous des apparences un peu désinvoltes. Et enfin que les obsessions habituelles de Bunuel, le sexe et la mort sont toujours présentes, insidieuses et ironiques;

Combien rares sont les cinéastes qui savent appeler à leur chevet l’Ange du bizarre ?

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