Le fabuleux destin d’Amélie Poulain

Miracle à Montmartre.

J’ai l’impression qu’il est de bon ton aujourd’hui, une douzaine d’années après la sortie du film, de chipoter sur Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, d’afficher un certain mépris pour le succès qu’il a rencontré et de se gausser sur les bouffées de bonheurs minuscules et délicieux suscitées chez ses millions de spectateurs. Il est vrai qu’à l’époque un critique crapoteux des Inrockuptibes (pléonasme, non ?) avait dénoncé une complaisance du film de Jeunet en faveur de la Lepenisation des esprits, parce que les vues de Montmartre n’étaient pas assez ethniquement métissées et ne montraient pas suffisamment les minorités visibles de la Capitale. À ce degré de connerie, on a un peu honte que ce journal de la bien-pensance soit encore édité.

Le fabuleux destin d’Amélie Poulain est-il trop gentil, trop sophistiqué, trop hétéroclite, trop daté, trop bienveillant  ? Il me semble au contraire qu’il n’a pas pris une ride et qu’il confère toujours cette jubilation, ce sentiment de joie intérieure de quoi on est évidemment pas dupe, mais qui classent le film aux premiers rangs des œuvres qui permettent de ne pas avoir un regard trop cynique et désabusé sur la pauvre Humanité.

le-fabuleux-destin-damelie-poulain-2Ce n’est pas, on l’a remarqué, que les situations soient comiques et l’état des personnages bien épanoui. Il n’y a, à la base, que solitudes et isolements : Amélie (Audrey Tautou), bien sûr, mais aussi Nino (Mathieu Kassovitz); qui, selon sa camarade du sex-shop, ne peut garder aucune femme ; et le père d’Amélie (Rufus), confiné dans son jardin d’Enghien avec son nain ; et Madeleine Wallace (Yolande Moreau), la concierge jadis abandonnée par son mari, et Bredoteau (Maurice Bénichou), qui, depuis des années, ne voit plus sa fille et qui aura envie de briser ce silence parce qu’Amélie, lui redonnant sa boîte à trésors, lui ouvre à nouveau le goût de la vie, et les femmes du bistrot, Suzanne (Claire Maurier), la cavalière de Médrano qui a eu des malheurs, Georgette l’hypocondriaque (Isabelle Nanty) qui se soucie tant d’elle-même parce que personne ne s’en est jamais soucié, et Gina (Clotilde Mollet), qui multiplie les aventures faute d’oser s’engager sur un seul chemin… Et Dufayel, le peintre aux os de verre (Serge Merlin), et l’écrivain impubliable Hipolito (Artus de Penguern), et même l’affreux Collignon (Urbain Cancelier)… Paysage dévasté, n’est-ce pas ?

Et la plus jolie idée d’un film qui n’en manque pas et de faire d’Amélie le catalyseur des réveils et des rencontres, l’organisatrice discrète, la donneuse de coups de pouce qui vont éclairer, pour un petit instant au moins, la vie quotidienne de ceux qu’elle côtoie. Il n’est pas dit que son père reviendra apaisé de son voyage, que Bredoteau renouera avec sa fille, que l’histoire entre Georgette et Joseph (Dominique Pinon) ne battra pas très vite de l’aile ; et naturellement le mari de Madeleine Wallace n’écrira pas d’autre lettre et l’aveugle, à qui Amélie décrit la rue dans une scène éblouissante ne retrouvera pas la vue… N’empêche que c’est drôlement beau, cet exercice pratique de charité ; j’ajouterai que c’est profondément chrétien : ne pas avoir la prétention de changer le monde, mais tout faire pour donner la joie autour de soi.

Lodo+3Servi par la superbe musique de Yann Tiersen, le film démarre en feu d’artifice, éclatant d’inventions, nourri d’anecdotes réelles (j’ai personnellement été témoin de l’accident à Notre-Dame de Paris où un suicidé se jetant du haut des tours s’est écrasé sur un paisible touriste malchanceux : c’est ainsi que meurt la mère d’Amélie) ; il y a des tas de trucs délicieux (les J’aime/Je n’aime pas) ou hilarants (le poisson rouge suicidaire), des instants mornes et tendres de l’enfance de la petite fille qui font songer à Modiano

Qu’est ce qui me retient d’aller plus haut dans la note que je mets ? Un peu d’agacement devant l’habituelle manie de Jeunet de tourner ses films dans le verdâtre, le bistre, sans doute pour les vieillir artificiellement ; la présence de Lucien (Jamel Debbouze), à la fois inutile et invraisemblable (un livreur manchot !) ; la baisse de rythme qui survient au bout d’une heure et demie – c’est normal, parce qu’on ne peut pas tenir plus longtemps le rythme endiablé du début, mais c’est dommage – ; et, de la même façon, la mièvrerie de la romance sentimentale finale, trop étirée pour être honnête…

Cela étant, si Audrey Tautou, au jeu structurellement assez limité, me semble avoir atteint là son acmé, et sous réserve de ce que j’ai dit plus haut de Debbouze, dont je ne supporte pas la mine chafouine et d’un Kassovitz bien pâlot, tous les autres acteurs sont magnifiques, y compris ceux qui font des piges de quelques instants (Frankie Pain, la marchande de journaux curieuse, Michel Robin, le père de Collignon retiré dans sa maison de banlieue, Ticky Holgado, l’image animée sur la table de nuit d’Amélie, Claude Perron, la copine de Nino et sa collègue du sex-shop).

Je ne suis pas sûr que Jean-Pierre Jeunet puisse jamais retrouver la grâce d’Amélie ; trop friqués et trop compliqués, ses films suivants (Un long dimanche de fiançailles, Micmacs à tire-larigot et L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet) marquant un graduel essoufflement. C’est bien dommage.

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