Le fanfaron

La vie devant soi.

On se demande, d’abord, où Dino Risi veut nous conduire : l’opposition entre deux personnages aux personnalités et aux tempéraments parfaitement dissemblables est un procédé très traditionnel, très classique et d’une certaine façon très facile. Et même le voyage automobile sans destination précise, ce road movie de 1962 dont le réalisateur, dans l’entretien du DVD, dit, sans doute à juste titre, qu’il en a inspiré l’idée à Dennis Hopper pour Easy rider (1969) est, finalement, une variation moderne des récits picaresques depuis longtemps dispensés par la littérature. C’est bien cela, primitivement : une distorsion entre les caractères de deux compagnons de rencontre, l’un hâbleur, goujat, effronté, insupportable, l’autre réservé, timide, coincé, rangé, lancés dans un parcours commun où chacun réagira selon sa pente jusqu’à ce que quelque chose se passe…

Et pourtant, dès les premières images, dès que la caméra fonce à travers les rues vides du quartier moderne cossu de Balduina à Rome, sous la musique jazzy frénétique de Riz Ortolani, embarquée dans la Lancia Aurelia décapotable (trois symboles clairs du miracle économique, qui tourbillonne à plein régime et qui commence à cliver l’Italie, à en révolutionner la marche), on se sent déjà fasciné. Dans la fournaise de l’été romain, rencontre improbable de Bruno Cortona (Vittorio Gassman) et de Roberto Mariani (Jean-Louis Trintignant).

D’emblée, les rôles sont posés et tout autant par la faconde épuisante de Cortona que par sa façon d’occuper le terrain (ah ! la manière dont il s’accoude à la fenêtre de la chambre du discret étudiant, emplissant à lui seul l’espace !).

 Observons, au fait, que c’est davantage du point de vue de Roberto que les choses sont vues, avec un mélange de pudeur outragée et de fascination stupéfaite : la voix off, qui donne en surimpression les pensées des acteurs, n’est utilisée qu’à son seul usage ; et il paraît être seul à mettre de la distance entre ce qui se passe et ce qu’il ressent. Mais cette voix off, cette conscience en éveil est de moins en moins utilisée, va jusqu’à disparaître au fur et à mesure que Roberto se laisse captiver par Bruno.

La route, la Via Aurelia (comme la voiture) : la vitesse, les agressions incessantes du klaxon, le pittoresque des kilomètres avalés, des rencontres incongrues qu’on y fait, des accidents qu’on y observe, des spectacles qu’on peut y découvrir : séminaristes en panne, beautés allemandes à draguer, ploucs qui s’exercent à twister dans des gazouillis d’accordéon. Le titre du film, Il sorpasso, c’est-à-dire, en français ‘’Le dépassement’’ (bien plus fidèle à l’esprit que le réducteur ‘’Fanfaron’’) commence à prendre toute sa dimension.

Et la prend davantage au fur et à mesure que les kilomètres s’ajoutent les uns aux autres. Insidieusement le film change de nature ; ou plutôt Risi commence à mettre de plus en plus fort les points sur les I. Lorsque, dans la belle maison patricienne, Bruno – qui a séduit tout le monde par son brio, sa faconde – fait découvrir en quelques instants à Roberto ce qu’il n’a pas compris depuis vingt ans : que le serviteur empressé, Pinochio, est une vieille pédale champêtre, que le péremptoire cousin Alberto (John Francis Lane) n’est pas le fils de l’oncle, mais celui du régisseur, que la tante Lidia (Linda Sini) brûle de frustration…

Le film s’amertume à proportion qu’on entre de plus en plus dans le secret des êtres ; Bruno/Gassman, au début c’est un m’as-tu vu à grosse voiture ; et puis on apprend que c’est aussi un escroc, qu’il a gardé pour lui l’argent que sa femme lui avait envoyé pour l’annulation de leur mariage ; la façade se craquèle, au restaurant de nuit, d’abord, puis devant le mépris distant mais presque affectueux de l’ancienne femme (Luciana Angiolillo) (C’est comme si j’étais la mère d’un fils un peu malchanceux), devant le réalisme déterminé mais presque innocent de Lilly (Catherine Spaak) la fille, d’épouser le sage barbon Bibi (Claudio Gora).

Un type douteux et fragile, Bruno Cortona ? Évidemment oui. L’image du démon tentateur qui fragilise et pervertit ? Évidemment non ! Pathétique bien sûr et est aussi chaleureux que léger, amical qu’insouciant, brave qu’inconsciemment cruel. C’est son égoïsme intégral qui pourrait le faire tenir pour un de ces Monstres des autres films de Risi ; mais on peut éprouver drôlement du bonheur auprès de ces égoïstes là, si on se contente de recueillir un peu de leur rayonnement, il me semble.

Roberto-Trintignant ne meurt-il pas sans s’en rendre compte en riant, en jubilant, même, grâce à Bruno-Gassman avec qui il a passé ‘’les deux plus beaux jours de sa vie’’ ?

Et puis quoi, dit Risi dans l’entretien du DVD, le drame final, ça ressemble à l’existence, non ?

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