Le messager

Rien n’est jamais de la faute d’une femme

On a beau dire et même on peut maugréer tout ce que l’on veut, il y a, chez les Français (et sans doute chez beaucoup d’autres peuples) une fascination admirative et agacée pour l’Angleterre, pour la campagne anglaise, pour l’exquise élégance de ses pelouses, pour la correction stylée de ses domestiques, pour la coutume étrange d’ingurgiter rituellement cette sorte d’eau chaude peu sapide qui s’appelle le thé, pour la singularité de sa pratique de sports à peu près incompréhensibles au reste du monde (le cricket, cela va de soi). La situation géographique du pays, ni trop près, ni trop loin du Continent y est naturellement pour beaucoup, mais aussi et tout au moins autant, son histoire particulière.

Comme j’en ai déjà longuement parlé sur d’autres films à tonalité britannique, je m’abstiens de revenir là-dessus et de me répéter ; n’empêche que, quelle que soit l’œuvre en question, je retrouve des constantes profondes. Quelle que soit l’œuvre et l’époque qu’elle relate. Orgueil et préjugés de Joe Wright, d’après Jane Austen, se situe au tout début du 19ème siècle. Chambre avec vue ou Les vestiges du jour, l’un et l’autre de James Ivory respectivement en 1907 et 1936. Et Le messager de Joseph Losey sans doute vers 1903 ou 4, c’est-à-dire juste après la seconde Guerre des Boers, en Afrique du Sud qui prit fin le 31 mai 1902.

Je sais bien que James Ivory et Joseph Losey sont nés aux États-Unis ; n’empêche que l’imprégnation anglaise doit être bien forte, bien prégnante pour que l’un et l’autre aient pu filmer des films aux tonalités si semblables. Parce que ce qui me semble primordial ici et là, c’est vraiment l’atmosphère (quel que soit l’angle d’approche) d’une période civilisée de l’histoire du monde. Un monde plein de codes et de contraintes, corseté, étouffant si l’on veut, mais un monde qui savait se tenir. Et qui a sûrement permis à la Grande-Bretagne de tenir seule, face à la Bête, entre juin 1940 et juin 1941.

Dans un décor magnifique, voilà une histoire sombre où un adolescent naïf, généreux, orphelin pauvre et brillant, Léo (Dominic Guard) est invité par son camarade de collège Marcus Maudsley (Richard Gibson) à passer quelques semaines des vacances d’été dans sa superbe demeure de famille du Norfolk, au Nord-est de l’Angleterre. Un été magnifique, lumineux, chaud, exceptionnel. Une famille accueillante et chaleureuse, attentive à ce que le garçon, moins favorisé par la Fortune, mais dont la famille est estimable, se trouve au mieux parmi elle. Grande qualité des hôtes, le hobereau (Michael Gough) et surtout sa femme, de sublimes élégance et beauté (Margaret Leighton). Que dire de Marian (Julie Christie), la jeune fille, la grande sœur de Marcus, magnifique, qui paraît s’ennuyer, rêver ? Fiancée au jeune lord Hugh Trimingham (Edward Fox) qui porte avec une grande classe la cicatrice qui l’a défiguré en Afrique du Sud.

À quelques encablures, dans la ferme voisine, il y a Ted Burgess (Alan Bates), simple métayer sans attache, qui porte une sorte de puissance tellurique, charnelle, envahissante, qui a séduit l’ennui fragile de Marian dont – on ne sait comment – il est devenu l’amant. Une jeune fille de l’aristocratie, un simple paysan : on voit bien que ça ne fonctionne pas ; qu’il faut un go between qui puisse faire le lien. La cruauté du film, c’est cela : le jeune Léo, émerveillé de l’amitié qu’il croit recevoir à la fois de Marian et de Ted se fait naïvement leur complice, leur servant de truchement et leur portant les messages de rendez-vous qu’ils échangent.

Les catastrophes suivant toujours leur pente naturelle, c’est lui qui, trente ans plus tard, reviendra constater les dégâts. Ted s’est suicidé. Marian, enceinte, s’est résolue à épouser Hugh, mais bien des années plus tard rêve encore à sa belle histoire ardente et folle. Et comme le dit, dans un moment assez triste, Hugh à Léo « Rien n’est jamais de la faute d’une femme ». C’est assez poignant et tout en nuances grises et blondes.

Léo a tôt compris qu’il avait été joué, qu’il n’avait été que le messager des deux amants, leur passerelle. Il est demeuré seul, sans âme et sans amour. Marian vieillit, seule, désemparée, éloignée du petit-fils écorché vif à qui elle n’a pas osé dire qu’il était le rejeton du métayer et non celui du vicomte.

Des vies gâchées. What else ?

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