Le Rouge et le Noir

La Qualité française.

C’est un film qui va de mieux en mieux, au fur et à mesure qu’il avance au long de ses trois bonnes heures divisées en deux époques (mais qui étaient projetées en continuité, avec un simple entracte). Cette durée permet à Autant-Lara et à ses deux habituels scénaristes et adaptateurs, Pierre Bost et Jean Aurenche de prendre leur temps, et de ne pas proposer un résumé trop concentré du roman de Stendhal, mais bien, au contraire, d’en restituer souplement toutes les péripéties.

Comme tout ce monde là est extrêmement intelligent, le récit fonctionne plutôt bien, et la gageure d’adapter au cinéma un des romans majeurs de la littérature occidentale sans en faire perdre le suc est réussie avec élégance. Si, du moins, on n’est pas trop exigeant sur les ramifications psychologiques extrêmes des personnages et si on se contente d’accepter avec bon esprit des évolutions de comportements que le livre dépeint avec une rare subtilité. (À dire vrai, je ne suis pas persuadé que des œuvres aussi denses que Le Rouge et le Noir – mais aussi La Chartreuse de Parme, À la recherche du Temps perdu ou Belle du Seigneur puissent être vraiment retranscrites au cinéma : tout au plus être évoquées…).

Si l’on passe, donc, au delà de la puissance absolue de l’esprit stendhalien et si l’on regarde le film comme une chronique historique toute empreinte de l’anarchisme ricanant et de l’anticléricalisme primaire de son auteur, Le Rouge et le Noir est excellent. La Société française de 1830 s’est refermée, après la longue parenthèse de la Révolution et de l’Empire. La vieille alliance du Roi et du Peuple contre les féodaux s’est oubliée au tournant du 18ème siècle et n’a pu se revivifier lors des États généraux de 1789 : en fin de compte, ce sont les féodaux qui ont gagné et vont définitivement l’emporter au cours du 19ème siècle : à la vieille aristocratie terrienne (tout au moins celle qui a survécu à l’échafaud) est venue s’agréger la classe nouvelle de la bourgeoisie triomphante, acheteurs de Biens nationaux, fournisseurs des armées de l’Empire, premiers investisseurs industriels. Mais le chamboulement de la société a durablement exalté des esprits ambitieux et arrivistes : la stabilité a vécu, reste l’envie.

Bon ; on connaît tout cela, et je ne vais pas raconter l’histoire de cette crapule de Julien Sorel, esprit d’une grande intelligence et d’une analogue bassesse d’âme, mu seulement par le mépris qu’il a des autres du fait même de sa capacité à les manipuler. Ni Stendhal, ni Autant-Lara n’ont la moindre indulgence pour ce petit jeune homme calculateur et retenu, incapable du moindre attachement qui, partout où il passe, entraîne dévastation et catastrophe (il y aurait un parallèle intéressant à monter avec Fabien, le régisseur révolté de Douce, du même cinéaste qui saccage tout, lui aussi, avec moins de séduction, mais sur les mêmes ressorts d’envie).

Le film souffre un peu de deux choses : d’abord un relatif manque de moyens financiers, qui a entraîné le décorateur attitré d’Autant-Lara, l’excellent Max Douy, à proposer, pour économiser quelques picaillons, une stylisation des décors qui, ici et là, fait un peu toc, un peu carton-pâte ; puis un usage un peu violent des tonalités qui fait songer quelquefois à un bariolage mal maîtrisé (les toilettes des femmes assistant au procès de Sorel, par exemple) ; il faut croire, d’ailleurs, que le réalisateur ne se sentait pas trop à l’aise dans la couleur : c’était là son premier film de l’espèce, et il reviendra au Noir et Blanc pour les meilleurs de ses films suivants, La traversée de Paris et En cas de malheur, notamment).

Le meilleur est dans la distribution.

J’ai assez dit un peu partout que je n’appréciais pas Gérard Philipe pour lui rendre ici un hommage, modéré seulement, par son âge apparent : Philipe a 32 ans, quand il tourne le film, et ça se voit un peu trop, alors que Julien a 24 ans lorsqu’il est exécuté ; mais ce reproche véniel fait, l’extrême séduction de ses traits un peu veules correspond particulièrement bien à un personnage narcissique, paranoïaque, profondément cynique (au moment où il va pénétrer chez Mme de Rénal pour en faire sa maîtresse : Il y a bien dans la ville trois ou quatre de ses amies que j’aimerais mieux… Jamais péché n’aura été commis avec moins de joie…).

Danielle Darrieux a 37 ans au moment du film ; on pourrait chipoter et penser qu’elle est bien trop belle pour incarner une femme qui, au début du 19ème siècle a atteint la Trentaine, c’est-à-dire est aux portes de l’irrémédiable flétrissure, mais elle dispose d’une telle puissance émotive pour représenter cette femme follement fascinée par la catastrophe où elle se jette que ça passe très bien : la scène si célèbre où Julien, à la nuit tombée, prend sa main sous la table montre son visage tour à tour saisi par la surprise, l’émoi, le bonheur, la crainte, la volupté… Du grand jeu !

Parfaite Mathilde, Antonella Lualdi, jeune fille exaltée, pleine d’esprit et pétillante d’intelligence, audacieuse, téméraire, altière, écervelée, masochiste ; pourquoi cette belle artiste n’a-t-elle pas fait une plus grande carrière ? C’est un bien grand mystère…

Les autres acteurs sont également excellents, en premier lieu Jean Martinelli qui incarne un Rénal à la fois puant de la morgue d’un nobliau de province et profondément attaché à sa femme et ses enfants, mais aussi Jean Mercure, marquis de La Môle, porteur de tout le raffinement de l’Ancien Régime et de l’amoralisme sceptique des années d’avant la Révolution…

L’édition DVD est fort bien restaurée, mais les suppléments sont plutôt décevants, faisant appel à des vieillards qui n’ont pas grand chose à dire que de très anecdotique et à un Jean Lacouture très décati, dont on se demande ce qu’il vient faire là…

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