Le voile bleu

Larmoyant et délicieux.

C’est le cinéma dans ce qu’il peut avoir de plus convenu, de plus niais, de plus attendrissant mais aussi de plus charmant, de plus gentil, de plus émouvant. C’est un cinéma où même les âmes les plus austères, les plus bronzées, les plus cyniques (celles parmi quoi j’aime à me ranger quelquefois) ne parviennent pas à ne pas laisser perler à certains moments une larme tendre. Et c’est très bien, d’avoir l’œil humide : ça prouve, au moins à soi-même qu’on n’est pas seulement une vieille branche flétrie mais surtout quelqu’un qui a pu vibrer pour de beaux sentiments.

Le voile bleu a eu un homologue masculin, si je puis dire, et tourné presque à la même époque (1939 contre 1942) : Au revoir M. Chips où Chiping, Chips (Robert Donat), professeur d’un triste collège anglais veille sur plusieurs générations d’élèves et en fait des hommes. De la même manière, mais d’une façon un peu plus mièvre et féminine, Louise Jarraud (Gaby Morlay), veuve de guerre, qui a perdu son enfant presque à sa naissance va consacrer sa vie aux enfants des autres. Une vie qui sera pleine d’inquiétudes, d’arrachements et de vicissitudes…. Et aussi de dévouements, d’émerveillements et de ferveur.

On voit par là qu’on est dans le registre du mélodrame. mais ce genre n’a pas que des défauts et il ouvre en nous des portes qui ne sont pas seulement médiocres. Il n’y a aucune raison pour que nous nous laissions toujours porter par le goût du ricanement, du sarcasme et de la dérision qui fait l’ordinaire de notre affreux aujourd’hui.

Assez habilement écrit, Le voile bleu est une suite de cinq saynètes, étalées sur une vingtaine d’années, couronnées par une conclusion édifiante et reliées entre elles par la présence de l’ami solide et sûr de Louise, le marchand de jouets Antoine Lancelot (Pierre Larquey), qui aimerait être davantage pour elle, pourrait presque le devenir mais (les lois du genre sont rigoureuses) mourra juste avant que Louise accepte de lui donner ce grand bonheur.

Cinq histoires, donc, toutes illustrées par les heureuses présences de certains des meilleurs acteurs de l’époque, avec, en fil conducteur, le dévouement émerveillé de Louise pour ces bambins de plusieurs âges et de plusieurs caractères qu’elle est amenée à choyer. Ce qui permet de placer la caméra dans plusieurs mondes, dans plusieurs situations originales…

D’abord au foyer d’un veuf charmant, léger et aussi attachant que peut l’être le Panisse de Marius ; ce qui est bien normal puisque ce veuf, c’est le merveilleux Charpin, qui aimerait bien que Louise devienne sa femme, mais qui se fera mettre le grappin dessus par sa voisine de palier, Eugénie (Jeanne Fusier-Gir), qui paraît être échappée du Congrès des belles-mères d’Émile Couzinet, pourtant tourné 12 ans plus tard…

Puis chez de très braves nouveaux riches, les Volnar-Bucel (André Alerme et Denise Grey, qu’on est toujours étonné de contempler (assez) jeune femme alors qu’on a l’habitude de la voir en grand-mère fofolle de La boum) ; malgré les manigances des deux aînés de la famille (aussi détestables et exaspérants que Les enfants terribles de Jean Cocteau tournés par Jean-Pierre Melville), Louise ravit tout son monde, jusqu’à Dominique (Pierre Jourdan), ancien aviateur, frère rêveur et romantique de Mme Volnar-Bucel qui manque bien de lui faire oublier ses résolutions… Voilà qui m’a fait songer, pour la même Gaby Morlay à la presque charmante aventure qui parviendrait presque à faire chavirer la vertueuse Gabrielle Langlois de Papa, Maman, ma femme et moi, lorsqu’elle rencontre le timide explorateur Georges (Michel Etcheverry). Mais que deviendrait Le voile bleu si Louise ne résistait pas à la tentation ?

Nouvelle place, avec une petite fille à aimer, cette fois, chez l’excentrique vedette de music-hall Mona Lorenza (Elvire Popesco) qui est certes affectueuse, aimante, pleine de bonne volonté, mais parfaitement évaporée et infantile… De plus en plus les enfants s’attachent à Louise, qui quitte la petite fille pour, précisément, ne pas substituer à sa maman. On voit là que c’est extrêmement moral.

Nouveau foyer, nouvelle aventure : un petit garçon dont les parents (Renée Devillers et Jean Clarieux) sont amenés à partir pour l’Indochine sans pouvoir emmener leur enfant qui n’en supporterait pas le climat. Louise a vieilli ; elle s’attache de plus en plus à ce petit garçon, dont les parents ne paient plus la pension, ne donnent plus de nouvelles… Mais quand ils reviennent en France au bout de plusieurs années et veulent reprendre le petit, c’en est trop : elle s’enfuit, dérobe l’enfant…

On devine que ça n’est pas ainsi que fonctionnent les États civilisés : un inspecteur de police malin (Noël Roquevert) débusque les fugitifs ; heureusement un juge d’instruction sensible et intelligent (Aimé Clariond) comprend la détresse de celle qui est désormais une femme âgée ; mais il ne peut que remettre le jeune Daniel à ses indignes parents.

Waouf ! Jusque là, on n’a pas déjà beaucoup rigolé ; mais ça va aller vers le pire, puisque Louise, à bout de ressources, est contrainte d’entrer au service d’une famille hautaine et ruinée dirigée d’une main impitoyable par Mme Breuilly (Marcelle Géniat). Ça ne peut pas durer : chute, fracture, blessure. Hôpital (La Salpêtrière ?). Et là, miracle merveilleux : le jeune chirurgien (Georges Grey) qui s’occupe d’elle n’est autre que… le jeune Gérard Volnar-Bucel. Qui va lui réserver, le soir de Noël de merveilleuses retrouvailles avec tous les enfants à qui elle a servi de mère.

Il faut espérer qu’après cette grande émotion Louise montera vite au Ciel, comme les pauvres le font dans Miracle à Milan. Qu’attendre d’autre de la vie ?

On peut penser que je me moque, mais ce n’est pas le cas. Ou pas tout à fait. Dès que l’on accepte les lois et les clés du genre, faites de dignité, d’émotion, de hauteurs d’âme, de dévouement sans mesure, on est tout à fait séduit par cette sorte de chef-d’œuvre du mélodrame édifiant où tout concourt au plaisir de l’amateur : le récit est rythmé, les acteurs sont excellents, la vedette impeccable ; bien content d’avoir eu le cœur chaviré, on rentre dans son deux-pièces cuisine juste avant le couvre-feu (je rappelle que le film est sorti en 1942). C’est toujours si beau, un film triste !

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