L’enfer

« Jalousie, inquiet besoin de tyrannie » (Marcel Proust)

Ma note serait certainement meilleure si le dernier quart d’heure du film n’était venu l’affadir ; on me dira avec une certaine pertinence qu’il y a une logique des événements et que le propre de la folie obsessionnelle est d’aller jusqu’au bout des conséquences. C’est possible ; n’empêche que je ne suis pas vraiment satisfait des dernières séquences où Paul, le mari jaloux (François Cluzet), dans une sorte de cauchemar éveillé, manie le rasoir sur Nelly, sa femme (Emmanuelle Béart), la zigouille sans doute (on peut interpréter la chose différemment néanmoins) et se penche à la fenêtre pour peut-être se suicider (même observation). Coupe. Noir. Sur les images heureuses de l’auberge, avant le générique terminal, un carton « Sans fin« .

J’ai toujours été frappé par la ressemblance de deux pulsions morbides : le jeu et la jalousie. Le joueur (je ne parle évidemment pas des mecs qui font leur tiercé le dimanche matin, mais des vrais joueurs, ceux que montre Jacques Demy dans La baie des anges par exemple), le joueur ne joue pas pour gagner, pour faire sa pelote et se retirer de la table de roulette : il joue pour l’excitation du hasard mais aussi et surtout pour perdre. Parce que, comme il faut que ça s’arrête à un moment et qu’en gagnant on peut toujours continuer, il est indispensable de perdre, seul moyen de s’éloigner – un temps ! – de cet enfer-là. Et l’enfer du jaloux est de même nature : on n’est pas jaloux pour s’assurer que l’autre est fidèle, puisqu’on peut toujours s’imaginer que mieux épiée, mieux étudiée, la victime aurait fini par voir son secret révélé : la seule paix possible du jaloux c’est évidemment que ce qu’il craint le plus arrive effectivement : lorsque la preuve est faite que le partenaire caracolait, on n’a plus à chercher, puisqu’on a trouvé et que la nature de la douleur change.

On ne saura évidemment jamais ce qu’aurait été L’enfer si c’était Henri-Georges Clouzot qui l’avait tourné ; la reconstitution parcellaire et pieuse faite par Serge Bromberg, à partir de rushes, d’interviouves, d’expérimentations sous le titre L’enfer d’Henri-Georges Clouzot est un bel exercice de style mais ne peut être qu’une esquisse d’ébauche. On peut dire que Romy Schneider (sûrement) et Serge Reggiani auraient été plus convaincants que ne le sont Emmanuelle Béart et François Cluzet, mais c’est loin d’être certain, tant les acteurs de Claude Chabrol sont plutôt au dessus de leur talent habituel, qui n’est d’ailleurs pas si médiocre que ça… Toujours est-il que la patte obsessionnelle de Clouzot est très forte dans un scénario qui, comme celui de La Prisonnière ouvre un peu plus les yeux du spectateur sur la fantasmatique particulière et les gouffres mentaux de l’auteur des Diaboliques.

Claude Chabrol n’était pas tout à fait de cette veine, semble-t-il ; il n’en a eu que plus de mérite à réaliser un film où tout se met très vite et très bien en place, de ce couple heureux et très amoureux, parents d’un petit garçon évidemment désiré et choyé, patrons d’une charmante auberge où la clientèle, séduite par l’atmosphère légère et gracieuse des lieux et l’agrément de leurs hôtes revient d’année en année. Sans doute les questions d’argent, la concurrence, le colletage avec les banques, le stress d’un métier exigeant qui n’existe que pour les loisirs et les vacances des autres, au détriment des siennes, l’alcool que l’on ne peut pas trop refuser et à quoi on prend goût, tout cela fatigue et énerve.

D’autant que Nelly est la plus jolie femme du pays et que les coqs de village aimeraient assez l’accrocher à leur tableau de chasse et qu’elle est gaie, chatoyante, séduisante, souriante (et comment ne faudrait-il pas l’être dans pareil métier ?). Et que Paul s’en agace, fatigué, énervé par les exigences des clients à qui il faut faire bonne mine, le couple libidineux Vernon (Jean-Pierre Cassel et Christiane Minazzoli), le cinéaste amateur Duhamel (Mario David), casse-bonbons majuscule, les Chabert (Noël Simsolo et Dora Doll) qui ne cessent de se pignocher..

Une fois que le petit poison de la jalousie a commencé sa perforation, il n’y a plus de raison que ça s’arrête ; et c’est presque une étude clinique de la métastase qui s’étend, grossit, prolifère jusqu’à la folie furieuse (la scène, sans doute trop outrée où Paul, ivre, se déchaîne et stupéfie les clients qui regardent un film qui les représente) puis à la folie tout court, la folie clinique qui aboutit à ce « Sans fin » qui clôture L’enfer.

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Ah, aussi ma petite goutte de vinaigre à moi : on sait que Claude Chabrol fut un rude pourfendeur des valeurs bourgeoises, parmi lesquelles on peut évidemment classer la transmission et l’héritage… Eh bien au générique de L’enfer, on note, en plus de celui du réalisateur, les noms de Matthieu Chabrol, auteur de la musique, celui d’Aurore Chabrol, script-girl et de Thomas Chabrol qui joue le rôle du barman Julien. Si ce n’est pas une jolie affaire de famille bien tenue, ça !

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