Les bonnes femmes

Chabrol au vinaigre.

À sa sortie, en 1960, le film a été interdit aux moins de 18 ans. Mes 13 ans de l’époque ne l’ont évidemment pas vu. Y serais-je parvenu, en aurais-je été choqué ? Je n’en suis pas certain : ce qui pouvait, à cette époque, me troubler c’était plutôt la nudité et, dans Les bonnes femmes il n’y en a pas du tout, à l’exception d’une brève séance de strip-tease ou la danseuse prend d’ailleurs soigneusement soin de dissimuler ses seins par ses bras. Mais je n’aurais pas fait trop attention au regard porté par Claude Chabrol sur la terrifiante médiocrité de tous ses personnages et principalement sur les quatre midinettes employées dans un magasin d’électro-ménager du boulevard Beaumarchais dont il dresse la chronique. Tous des cons et des minables, mais ce sont plutôt les filles qui ont la vedette. Voilà qui justifiait l’interdiction.

Interdit aux moins de 18 ans en 1960 ; mais aujourd’hui ? Aujourd’hui le film ne serait tout simplement pas tourné, les hydres wokistes, à l’annonce du tournage et en prenant connaissance de son sujet – ou simplement – de son esprit – interdiraient la présentation de quatre gourdes à peu près dérangées censées représenter un échantillonnage cynique de ce à quoi rêvent les jeunes filles. Car c’est bien ainsi que notre génération du baby-boom, qui vivait entre garçons jusqu’à l’université, baptisait l’autre sexe : les bonnes femmes : mélange d’envie, de timidité, de frustration, d’ignorance, de mépris et de vanité.

Quatre filles, dans la boutique dirigée de main distante, impérieuse, autoritaire par M. Belin (Pierre Bertin) assisté par sa caissière Madame Louise (Ave Ninchi) qui conserve soigneusement de drôles de secrets. Cette ligne-là, qui peut être amusante, est trop farfelue pour s’insérer bien dans le vrai sujet du film : la vacuité mentale, intellectuelle, spirituelle de quatre employées, idiotes et jolies. On se demande bien, avec un brin de sarcasme comment le patron d’une boutique assez modeste d’un quartier qui l’est tout autant peut employer une caissière et quatre vendeuses qui paraissent n’avoir pas grand-chose à faire pendant leurs heures de travail.

On va tout de même arriver à dire que Jane (Bernadette Lafont), Jacqueline (Clotilde Joano), Ginette (Stéphane Audran), Rita (Lucile Saint-Simon), simplement réunies par le boulot ennuyeux qu’elles accomplissent en s’ennuyant vont vivre quelques mois ou semaines singuliers. On ne connaîtra pas beaucoup de ces quatre bécasses : d’où elles viennent, qui sont leurs parents, si elles ont des projets, des espérances un peu au-delà de leur quotidienneté minable. Elles règlent chacune les choses à leur mesure.

Jane/Bernadette Lafont couche avec qui la demande : son fiancé qui fait son service militaire (Claude Berri) ou n’importe quel minable dragueur : Marcel (Jean-Louis Maury) qui en fait profiter, lors d’une soirée alcoolisée, son vieux copain Albert (Albert Dinan). Son amie Jacqueline/Clotilde Joano, diaphane, immatérielle, rêveuse, imagine que le motard Ernest Lapierre (Mario David) qui ne cesse de la suivre est un amoureux comme on rêve qu’il soit. Rita (Lucile Saint-Simon) est fascinée par le destin qu’elle imagine splendide et qui est minable que va lui offrir en mariage Henri (Sacha Briquet), petit boutiquier plus mesquin encore que ses parents (Gabriel Gobin et France Asselin). Ginette (Stéphane Audran), pourtant alors compagne de Claude Chabrol apparaît là plus effacée : le secret qu’elle dissimule soigneusement à ses petites camarades est qu’elle se produit régulièrement sur la scène du Concert Pacra music-hall jadis notoire du boulevard Beaumarchais. Il y a là un vide de scénario, parce qu’on ne voit pas trop en quoi ce secret a besoin d’être conservé.

Toujours est-il que les destinées suivent leurs cours. Le film, scénarisé par Paul Guégauff, habituel complice de Chabrol est assez mal construit, plutôt bancal, maladroit, éparpillé. Il y a des histoires parallèles, des péripéties inutiles, des bouts d’intrigues qui ne s’imposaient pas, des personnages qu’on abandonne en cours de route, Pierre Bertin, le patron de la boutique, cauteleux vicelard autoritaire, Ave Ninchi, caissière bizarre qui conserve dans son sac comme un trésor un mouchoir trempé le 16 juin 1939, dans le sang d’Eugène Weidmann, le dernier assassin décapité en public.

Et néanmoins Les bonnes femmes est un film très intéressant. Le réalisateur filme avec beaucoup de talent le Paris de l’époque, sa palpitation, sa circulation, la course constante de ses habitants, la variété de ses commerces, le foisonnement des gares, des restaurants. Et, pour les vieux Parisiens dont je suis, les souvenirs de ces enseignes légendaires et disparues des Champs-Élysées : le dancing Mimi Pinson, les dragées Martial, les tissus Rodin, tant d’autres. Les actrices sont des débutantes rayonnantes.

C’est hétéroclite, il y a des séquences assez ridicules ; mais on sent déjà la patte d’un réalisateur de qualité. Et puis ce qui justifie plus qu’autre chose encore l’interdiction aux moins de 18 ans, c’est la dernière séquence : une scène de bal, la boule qui scintille au plafond, une jeune fille (Karen Blanguernon) qui se laisse prendre aux éclats de lumière et qui engage un sourire avec un type : elle aussi est une de ces oiselles faciles, une captive du miroir aux alouettes…

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