Les portes de la nuit

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Ciel sans étoiles

Revoir encore une fois Les portes de la nuit, plonger dans le mélodrame, le brouillard sale, l’eau noire du canal de l’Ourcq, les gazomètres de la rue de l’Évangile, les désillusions de la Libération. Se dire que le chant du cygne du réalisme poétique et de la miraculeuse osmose Carné/Prévert (et Trauner et Kosma) est un ratage complet, mais un des plus beaux ratages de l’histoire du cinéma.

On aime, on déteste Les portes de la nuit et on peut même, on doit même aller de l’un à l’autre sentiment, en fonction de l’âge, de l’époque vécue, de l’humeur du moment, du bruit que font Les feuilles mortes et Les enfants qui s’aiment et à condition que lorsqu’on déteste on s’émerveille de leurs profondes beautés et que, lorsqu’on en est ému profondément, on n’ignore pas les failles béantes.

Mettre tout ensemble beaucoup de dialogues ridicules, de situations théâtrales, d’invraisemblances, de grandiloquences et d’outrances, mais aussi ce pavé constamment mouillé, cette vision constamment nocturne (et pas simplement parce que le film se passe la nuit !), cette constante désespérance qui fait reposer sur les épaules de tous la pesanteur du monde et le dégoût de soi…

À quoi bon redire combien Yves Montand est mauvais, combien Serge Reggiani est mauvais, combien Nathalie Nattier a l’œil vide d’un pigeon égaré sur le plateau, combien Saturnin Fabre se laisse aller à des excès fatigants ? Mais Raymond Bussières est magnifique en petit prolo torturé dans une cave glaciale de la Gestapo française mais avec qui on aimerait bien aller boire un Pernod dans un bistrot, après le boulot. Julien Carette est magnifique en camelot père de famille nombreuse, indulgent, courageux, résigné. Et Pierre Brasseur est magnifique, tout dans la douleur, le chagrin irrépressible, virulent, insupportable.

l_37bc137fEt puis Jean Vilar, clochard du Destin, donnant à toutes ses apparitions une touche à la fois hallucinée et saisissante, passant à travers tous les ridicules que son rôle incertain, fatidique, pouvait lui donner, à travers toutes les chausse-trapes d’un symbolisme qui pourrait être tape-à-l’œil et qui parvient à être noir…

Je ne crois pas qu’avec Jean Gabin et Marlène Dietrich à la place d’Yves Montand et de Nathalie Nattier, comme il avait été primitivement envisagé, le film aurait été plus réussi : il y a des naufrages que même les meilleurs marins ne peuvent éviter. Mais ça peut avoir tellement de force, un naufrage…

Une certaine façon de filmer le Paris excentré, le Paris des franges, des anciennes fortifs, vouées aux usines à gaz et aux gares de triage, la fumée des locomotives à vapeur, et les rues désespérées…

Je retrouve cette phrase de Marcel Aymé, qui va si bien à ce film : C’est un paysage littéraire où les promeneurs d’une âme sensible, en écoutant les trains siffler dans une brume souillée, se surprennent à prier Dieu pour que la vie ne soit pas démesurément longue. (extrait de Derrière chez Martin)

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