Manon

Film de transition ?

Je partage assez globalement les points de vue qui considèrent, en regard des films de Clouzot, ceux d’avant et d’après,  que c’est plutôt en retrait, et quelquefois même un peu médiocre. Mais il y a par ailleurs des noirceurs magnifiques et la patte d’un grand réalisateur.

Si le récit est transposé du début du 18ème siècle au lendemain de la guerre, son adaptation est assez fidèle à l’esprit du roman de l’Abbé Prévost : une histoire de passion charnelle mortifère et dévastatrice qui unit deux êtres assez faibles et pourtant attachants et qui les conduit vers une déchéance inéluctable autant que fascinante. Le scénario est habile et installe d’emblée le spectateur dans le malaise : trafic d’émigrants juifs rescapés des ghettos et des massacres, porteurs des caftans traditionnels ou futurs kibboutzniks en short, obnubilés par la perspective de la Terre promise, et supportant tout avec une infinie patience. Dans les cales malsaines de ce petit Exodus, deux fugitifs terrifiés, Desgrieux et Manon, l’assassin et sa maîtresse. Leur absolue désespérance finit par toucher le capitaine du navire, qui n’est pas un bien méchant homme, et le flash-back commence : dans le roman, le chevalier Des Grieux raconte ainsi au narrateur (L’homme de qualité du titre) ses mésaventures.

img_1280926_63498581_1Si la segmentation en trois épisodes est bien fichue, si les images sont toujours d’une grande force, je suis médiocrement convaincu par le début – la rencontre de Desgrieux et de Manon dans une petite ville normande à peine libérée – et la fin – la mort des deux amants dans le désert de Judée – ; je trouve que l’attirance immédiate ressentie par le jeune résistant et la gamine légère et amorale n’est pas très bien traduite et survient maladroitement ; je ne dis pas que Clouzot aurait dû, à l’instar de Robert Wise dans West side story, lors du bal, quand Tony et Maria se rencontrent, filmer une sidération mutuelle ; mais là, dans l’église dévastée, la grande passion arrive un peu nigaudement. Et le dialogue est tout de même emphatique et faux.

Comme il est relevé supra, Clouzot a l’audace assez vengeresse de filmer les villageois libérés animés par toute la haine de ceux qui ont pété de trouille pendant tout le conflit, sans toutefois lever le petit doigt, et qui déchargent leur rage sur celles qui se sont montrées un peu plus visiblement complaisantes avec le Boche : il ne devait pas y avoir tellement d’images de femmes tondues et humiliées dans la France de 1949…

small_520064Et guère vraiment, non plus, sur les profiteurs de guerre, hommes à gros pardessus et à la bourse craquante de billets, qui sont passés entre les gouttes… Raymond Souplex, M. Paul, gluant négociant en vins du Midi est absolument parfait, absolument répugnant et là le dialogue fait mouche : Toutes les femmes se couchent lance-t-il et, se touchant le portefeuille, Il suffit d’avoir le matelas !. Cette partie du film, celle de la déchéance graduelle et obstinée de Desgrieux entraîné par Manon vers la facilité et la veulerie de l’argent vite gagné, vers les bas-fonds de toutes les escroqueries, saloperies, filouteries possibles, vers le trafic de pénicilline (on songe au Troisième homme), vers l’acceptation de sa prostitution, est, à mes yeux, d’assez loin la meilleure du film ; mention spéciale à l’extraordinaire séquence dans la maison close de haut niveau, où Gabrielle Dorziat fait un numéro bluffant de maquerelle de luxe (et où la jolie soubrette est Simone Valère, qui vient de mourir presque oubliée n’ayant survécu que deux ans et demi à son mari Jean Desailly).

Toute cette partie tient dans les répliques échangées entre Desgrieux et Manon lors d’une dispute :
Tu pourrais vivre sans moi ?
Je ne pourrais pas vivre sans argent !

Très bien, dis-je ! La gangrène jusqu’à l’os. Mais la fuite au désert, au milieu des émigrés juifs est moins heureuse ; outre qu’on comprend mal comment une gamine si superficielle accepte en un clin d’œil de renoncer à la facilité du luxe, même si on sait qu’elle aime aussi sincèrement son amant désormais meurtrier, la longue marche des deux fugitifs dans le désert est d’un réalisme douteux, malgré la beauté et la photogénie des images et l’exaltation des amants trop emphatique pour être acceptée sans rire.

00154d51_mediumCécile Aubry, impeccable Manon, mutine, crispante, innocente, exaspérante, perverse, amoureuse, idiote, dit, d’ailleurs, dans le supplément du DVD, que cette partie sentimentale, sans doute obligée, mais longuette, n’intéressait pas beaucoup Clouzot, bien plus observateur des saletés humaines (oh oui, l’épisode du train et son amoncellement de buveurs de Pernod et de croqueurs de saucisson à l’ail, quelle perfection !).

Beaucoup de très bons acteurs, dans le film, outre Cécile Aubry ; on se demande bien pourquoi Michel Auclair n’a pas fait une grande carrière… un peu de facilité dans le choix des films, peut-être ? Son visage un peu veule a tenu des rôles marquants, le comte Maurice de Maigret et l’Affaire Saint-Fiacre, le Prince indifférent à ses partisans des Mariés de l’An II ou l’escroc Lucien Bonheur du Coup de sirocco… Et puis Henri Vilbert, Andrex, Dora Doll, Helena Manson, Gabrielle Fontan… Ah, évidemment, il y a le gros problème du globuleux Serge Reggiani, aussi mauvais que d’habitude, sauf lorsqu’il envoie une très belle claque à sa maîtresse (Rosy Varte)…

Plein de contraste, ce film, qui connut la distinction d’un Grand prix à la Mostra de Venise, mais qu’on ne peut pas classer au rang des grandes œuvres du grand Clouzot.

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