Mr. Smith au Sénat

God bless America !

Il faut reconnaître à Frank Capra le grand mérite de réaliser un film sympathique et même attachant sur les plus grandes naïvetés des États-Unis d’Amérique : l’adulation de la Constitution, la croyance en la démocratie et la certitude qu’en fin de compte le Bien triomphera du Mal ; ces billevesées qui ont suscité l’enthousiasme et la détermination des émigrants puritains du Mayflower et qui continuent encore aujourd’hui à irriguer le cœur profond de cette étrange nation. À tout le moins tant qu’elle ne sera pas submergée par la conjonction intersectionnelle des minorités agissantes. Toujours est-il qu’il y a dans Mr. Smith au Sénat, au delà de la vivacité brillante du récit, une sorte de plaidoyer illuminé en faveur d’un pays qui se croit béni par Dieu et capable de donner des leçons au monde entier.

Au décès inopiné d’un sénateur d’un des États de l’Union (quels que soient leur étendue et leur population, les États envoient deux sénateurs au Congrès), le Gouverneur de l’État, Hubert Hopper (Guy Kibbee) désigne pour le remplacer le jeune Jefferson Smith (James Stewart), qu’il pense pouvoir être, comme les autres élus du coin, manipulable par le potentat local, Jim Taylor (Edward Arnold), qui fait la pluie et le beau temps dans la contrée et a engagé de gros intérêts dans la construction d’un barrage qui doit noyer une contrée. Manque de pot, c’est à cet endroit précisément que Jefferson Smith, qui est une sorte de chef scout adulé par les adolescents du patelin, a envisagé de créer un camp fraternel qui accueillera des milliers de gosses venus de toute l’Union.

On peut être tout à fait ravi que le film de Frank Capra,tourné en 1939, soit, quatre-vingts ans plus tard, aussi actuel et puisse exposer avec tant de pertinence à ses spectateurs, la réalité de la vie parlementaire. Car on peut bien faire l’impasse sur les particularités du Nouveau monde, les singularités du système des États-Unis, c’est bien toujours l’évidence de la grande mascarade élective qui apparaît dès que le jeune et naïf Jefferson Smith s’installe dans son bureau de Washington ; il y a une magistrale leçon de procédure donnée au blanc-bec qui se propose de déposer un texte législatif, par sa secrétaire Clarissa Saunders (Jean Arthur), qui est autant dégoûtée, écœurée que tout le monde du système, mais n’en est nullement dupe.

Elle explique très clairement au gogo idéaliste qu’une proposition de loi, après avoir été rédigée, devra subir les multiples filtres des commissions techniques, des amendements disparates, de la conférence des présidents, de l’inscription à l’ordre du jour, du vote de l’une et l’autre assemblée. Même si l’on est bien plus familier de la situation française que de celle qui prévaut Outre-Atlantique, on frétille voluptueusement devant le nez décontenancé de Smith/Stewart, qui est une sorte de croyant et qui, arrivé à peine à Washington, est allé se recueillir devant les monuments obligés : Maison blanche, Capitole, Mémorial de Lincoln…

Smith prend assez vite conscience non seulement qu’il n’a aucune autre importance que celle d’un pion, mais aussi que – comme un pion – il n’est là que pour être manipulé. Et que chacun attend de lui qu’il se couche, qu’il se courbe, qu’il entre dans la même soumission que celle dans quoi est entré, vingt auparavant l’autre sénateur de son État, Joseph Paine (Claude Rains), en apparence grand honnête homme, qui fut le meilleur ami du père de Smith et qui, de fil en aiguille, a accepté bien des compromissions et de petites, ou plus grandes taches, sur son honnêteté. Au demeurant, à mon sens, Paine est le personnage le plus intéressant du film, en tout cas le mieux sculpté : c’est un homme qui a eu un idéal, qui, d’une certaine façon, en a encore, mais qui a compris assez tôt que la politique n’est pas un idéalisme sans rapport avec la réalité et qu’il faut bien mettre de l’huile dans les rouages pour qu’ils ne grippent pas ; si nous admettons qu’il a accepté un peu trop de cette huile, beaucoup trop, et même, à la fin, qu’il en dégouline, nous nous trouvons devant l’exacte représentation de la réalité…

Mon appréciation du film serait bien supérieure s’il ne tournait, en son dernier tiers vers un genre apprécié aux États-Unis, toujours efficace mais un peu lassant : c’est presque un film de prétoire où un individu isolé, face à la foule déchaînée se bat, se déchire, lutte tant qu’il peut, seul contre tous, devant les moqueries, les sarcasmes, les mépris et finit, par la force de son honnêteté, à emporter le morceau. Malgré une campagne d’opinion considérable menée par le potentat Taylor et ses affidés, Smith, désormais soutenu par Clarisse Saunders, radicalement amoureuse, parvient à mener jusqu’au bout le grand combat de la justice et du droit. Au point où Paine, à bout de force et de honte, renverse d’un seul coup le système, avoue sa propre corruption et dénonce les manigances…

Il paraît que bon nombre des sénateurs de 1939, à qui le film avait été présenté, furent offusqués, scandalisés et demandèrent l’interdiction de Mr. Smith au Sénat ; quelle idée ! Rien de mieux ne pouvait mieux ancrer les nigauds dans l’idée stupéfiante et risible que finalement, c’est l’honnêteté qui triomphe…

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