Saute la ville

Et omnia vanitas.

Il faut bien que jeunesse se passe et que les débutants débutent, c’est un fait. Mais faut-il, lorsqu’on est auteur, conserver les brouillons, les esquisses, les ébauches, les maquettes que, sans savoir trop où aller, on a conservé, dans une sorte de tendresse sur soi qui confine à l’apitoiement ? Il y a plein d’éditions savantes qui, la gloire venue, vont aller chercher jusqu’aux balbutiements, les prémisses – souvent médiocres – d’auteurs révérés ; c’est ce que fait, par exemple, avec Gustave Flaubert la révérée Bibliothèque de La Pléiade qui publie aujourd’hui en cinq volumes toute l’œuvre romanesque de l’ennuyeux Normand, alors que dans les deux tomes de jadis, ça suffisait amplement.

Chantal Akerman n’est d’ailleurs pas du tout au niveau de l’auteur de Madame Bovary ; ce n’est pas une réalisatrice inintéressante, sans doute et j’ai plutôt apprécié, dans le genre solennel et sérieux Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles et presque aussi Les rendez-vous d’Anna. Mais Hôtel Monterey, film sans son et aussi solennel que prétentieux m’a bien ennuyé.

On ne peut pas dire qu’on s’ennuie avec Saute ma ville puisque c’est un court-métrage de 13 minutes, une des premières expérimentations de Chantal Akerman, qui, paraît-il, fut saluée par son compatriote André Delvaux, auteur bizarre, qui fut à la mode avec L’homme au crâne rasé (1965) et Un soir un train (1968). Les bons esprits indiquent que le film, le premier en date de la réalisatrice, marque un besoin vital de libération. C’est bien cela : en 1968, personne d’entre nous ne se rendait compte qu’il vivait sous l’oppression : les filles portaient des mini-jupes, les Beatles connaissaient un succès planétaire et nous n’avions qu’à nous donner le mal de transgresser les règles bourgeoises, ce qui est la plus grande volupté qui se puisse ; en tout cas tant qu’il y a des règles et qu’on croit risquer quelque chose à les transgresser.

Donc un personnage (Chantal Akerman elle-même), une jeune femme grassouillette, rentre chez elle, apparemment souriante, gaie, mélodieuse. Elle monte dans un ascenseur qui fait songer à celui qu’elle filmera plus tard dans Hôtel Monterey. Regard d’une volontaire banalité sur la vie quotidienne: la cuisine, les courses qu’on range. Mais voilà que la jeune femme obstrue avec soin, avec du ruban adhésif, les moindres ouvertures de son logement. Puis lave frénétiquement les murs et le sol de la cuisine, parfait son incarcération, cire avec détermination ses chaussures en maculant ses mains de cirage.

Elle ouvre le gaz. On a compris. Il n’est pas absurde de penser que l’explosion attendue, espérée, revendiquée, fera – à peine métaphoriquement – sauter la ville et la société honnies.

C’est tout ? C’est tout.

Ce n’est pas ennuyeux, ai-je dit. C’est inutile.

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