Senso

Jusqu’à la lie.

J’ai vu Senso en 1954 ou 1955, lorsque j’avais 7 ou 8 ans ; c’était beaucoup trop tôt, évidemment au regard de la complexité du film ; en tout cas depuis lors je ne l’avais pas revu. Je l’ai regardé aujourd’hui, avec mes yeux presque octogénaires, un peu plus frottés que jadis aux réalités des passions et des vies. Et même avec cela, je conserve mon point de vue, effaré, scandalisé, dégoûté devant cette complaisance pour l’avilissement d’une femme. Parce que mon fier petit cœur d’enfant avait ressenti, avec une indignation aussi puérile que justifiée, cette répugnance instinctive pour une histoire abjecte. Abjecte ? Oh là là, vous allez fort ! Abjecte, je maintiens.

Il n’y avait guère que l’aristocratissime Lucchino Visconti, rejeton haineux d’une des plus grandes familles italiennes, qui régna sur le Milanais durant deux siècles et conserva toujours une prééminence intellectuelle sur l’Italie réunifiée pour pouvoir tourner un tel film sur la haine de soi et des siens. L’abjection, l’humiliation, le mépris de soi-même, la capacité à tout sacrifier, sa dignité, sa loyauté, son honnêteté, ses idéaux, la décence de sa vie, finalement tout et davantage à une sorte de passion ridicule, méprisable, folle pour un individu le lieutenant Mahler (Farley Granger) infâme salopard qui sait bien qu’il est une canaille et a d’ailleurs une certaine complaisance à l’être.

Tout cela se passe à un moment crucial de l’histoire de l’Italie : la guerre dernière qui va permettre d’arracher à l’Empire austro-hongrois les derniers lambeaux de son imperium. Je suis de ceux qui n’ont de goût ni pour l’unité allemande (dangereuse, il me semble qu’on l’a largement expérimentée) ni pour l’unité italienne (inutile et qui n’a rien apporté de plus à la multiple splendeur d’une des plus belles civilisations qui se puissent). L’histoire amoureuse d’une femme folle, la comtesse Livia Serpieri (Alida Valli, admirable) qui saccage, humilie, abomine sa vie pour une racaille méprisable (Malher/Granger, donc) suscite un goût de cendre et de fiel. Qui se termine en catastrophe, évidemment.

Il me semble que Luchino Visconti a toujours eu un talent de décorateur : c’est très visible dans le surévalué Guépard où les scènes de grande esthétique se succèdent les unes aux autres ; c’est presque aussi évident dans Senso où, comme dans toutes les belles demeures patriciennes, la beauté des murs, des meubles, des bibelots, des tenues domestiques sont là pour émerveiller, à tout le moins éblouir le spectateur. Je crains que ce talent-là ne soit que son seul vecteur, comme il l’est dans Les damnés ou dans Mort à Venise par exemple : de très belles images impressionnantes, souvent guindées, et bien peu de choses derrière.

Haine de soi, ai-je dit, mépris de ce qu’on a été, détestation de toutes les grandeurs. Tous les personnages de Senso sont médiocres, n’est-ce pas ? Il n’y en a aucun qui porte quoi que ce soit de puissant, de fort, d’admirable, au contraire, du Guépard, où il y a des personnages de qualité Le réalisateur n’aimait ni sa vie, ni son monde. Mais tout le monde trouvait ça très bien. Parce que, tout de même, le nom de Visconti, ça jetait !

Beau film décors superbes, acteurs de qualité (Alida Valli trouve là son meilleur rôle, avec Les yeux sans visage et Farley Granger est étonnant), mais, comme toujours avec Visconti, c’est davantage superficiel que profond.

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