Prolégomènes
Albert Cohen publie Solal en 1930. C’est son premier roman, immédiatement remarqué et salué par la Critique. Et pourtant ce n’est encore, à mes yeux, qu’une esquisse, qu’une ébauche de ce qui va venir plus tard avec Mangeclous (1938) et naturellement Belle du Seigneur (1968) et Les Valeureux (1969).
Esquisse et ébauche ne sont d’ailleurs pas les mots justes : c’est plutôt préfiguration qu’il faudrait écrire. Et dans le domaine littéraire , je ne vois guère qu’un seul exemple à rapprocher de Solal et de ses développements, et encore n’est-ce pas tout à fait similaire.
Cet exemple c’est celui de la suite romanesque du Hussard, de Jean Giono, conçue d’abord par lui comme une décalogie compliquée où devaient s’entrecroiser romans dont les héros seraient le jeune colonel de hussards Angelo Pardi et son petit-fils, également prénommé Angelo, un siècle plus tard dont les histoires alterneraient.
De cet ensemble, dont le projet était intellectuellement séduisant, mais bien difficile à mettre en œuvre, n’ont finalement été écrit que trois volumes : Le hussard sur le toit, Mort d’un personnage (où l’on retrouve Pauline de Théus, vieille et aveugle) et Le bonheur fou (suite directe des aventures d’Angelo, en Italie).
Mais il y a, comme pour l’œuvre d’Albert Cohen, donc, un roman initial qui définit le personnage principal, fixe les grands traits de son caractère, suscite autour de lui un décor et présente des personnages secondaires qui seront conservés tels quels ou développés et améliorés dans une nouvelle rédaction.
Chez Giono, le roman fondateur c’est Angelo, chez Cohen, c’est Solal : on a bien dans les deux cas, d’emblée, le nom du pilier autour de qui tout va prendre racine et s’organiser : c’est si vrai que c’est même le titre de l’ouvrage.
La comparaison s’arrête là. On peut considérer que Solal est le premier tome du récit de la vie du héros, puisqu’il présente l’enfant dans sa treizième année, conte son adolescence et les débuts de sa vie de séduction, d’inquiétude et de misère humaine. Et les cinq Valeureux, les Juifs outranciers, pittoresques, chaleureux de Céphalonie sont déjà présents avec leur merveilleuse verve.
Mais on voit bien aussi qu’Aude de Maussane est le premier jet de ce que sera Ariane d’Auble dans Belle du Seigneur, comme le pasteur Sarles est l’esquisse de ce que sera Agrippa d’Auble et, dans une certaine mesure, certains traits de Mme Sarles serviront à bâtir l’affreuse Antoinette Deume.
Tout est donc déjà en germe dans Solal, ou presque, mais encore mal maîtrisé. Albert Cohen déploie déjà l’efflorescence d’un style étonnant, aux chatoiements infinis, mais il conserve quelques scories, des niaiseries, des maladresses ; on dirait quelquefois quelque chose comme un vêtement trop neuf dont on distingue encore l’apprêt.
Et il y a aussi des moments où la vivacité de l’identité juive et de l’engagement sioniste envahit trop l’espace littéraire jusqu’à lasser le lecteur le mieux disposé.
Et enfin Solal lui-même apparaît dans la plupart des pages comme souvent odieux et même fréquemment ridicule dans les excès de ses incertitudes et de ses déchirements.
Demeure évidemment l’admirable mélancolie qui sous-tend toute l’oeuvre de Cohen et l’impitoyable entreprise de destruction qui la rend si déplaisante, si agaçante pour beaucoup.
Destruction des faux-semblants de la comédie sociale, évidemment, que l’on verra mieux et davantage dans Belle du Seigneur, mais surtout destruction de la comédie que l’on joue à soi-même en évitant de regarder les coulisses sombres et les fosses vertigineuses du décor de son propre théâtre.
Et c’est, comme dans Belle du Seigneur la lassitude insupportable, insurmontable de deux êtres qui s’aiment mais ne parviennent pas à quitter le seul territoire passionnel, charnel et fusionnel pour s’ouvrir à autre chose…
Je retrouve ces mots de Cohen, que j’ai pêché je ne sais où mais qui sont tellement de sa pensée que je crois qu’il faut les citer dans leur intégralité :
Nous sommes de pauvres êtres de nature, en fin de compte. L’attrait sexuel est une chose qui existe. C’est, en quelque sorte, le commencement de quelque chose qui doit changer ensuite. La beauté et la grandeur c’est que cet attrait sexuel fasse assez rapidement place à quelque chose de beaucoup plus important, au véritable amour – pas à la passion, que je déteste ! Seulement, ô merveille, ô miracle ! une fois que deux êtres ont été attirés par la chair, s’ils sont dignes de cela vient alors le véritable amour. Et cet amour-là, voyez-vous, est très proche de l’amour maternel, de l’amour filial, parce qu’à ce moment-là, le miracle qui peut se produire, c’est que celle qui a été au début attirée par la passion et par les charmes et les gloire de la sexualité, cette épouse devienne à la fois la mère et la fille, et que lui devienne à la fois le père et le fils. Et plus que cela, qu’elle devienne aussi la sœur et le frère et l’ami. Je sais l’importance de la sexualité. Mais que la sexualité fasse au plus vite place à autre chose !