Trois couleurs : Bleu

Capitale de la douleur.

De Krzysztof Kieslowski je n’avais vu jusqu’alors qu’un seul film, La double vie de Véronique, intéressant, mais irritant aussi et décontenançant ; un film qui ne peut pas passer pour insignifiant mais qui ne m’a pas donné du plaisir, un film où je ne suis guère entré, tout en reconnaissant ses grandes qualités : beauté formelle et sophistication du récit. La double vie, sortie en 1991, précédait immédiatement la trilogie qui a fait accéder le réalisateur à une grande notoriété, tout au moins en Europe et plus encore en France, Trois couleurs : Bleu, puis Blanc et enfin Rouge, paraît-il en référence à notre devise, Liberté, Égalité, Fraternité en 1993 et 1994. Puis Kieslowski s’est tu, fatigué, et il est mort en 1996.

Produit par Marin Karmitz et tourné, principalement à Paris, le premier volet, Bleu, donc est une sorte de mélodrame triste, sinistre même quelquefois, mais qui se termine sur un bout d’espérance et d’éclaircie. Il n’y a pas que la couleur bleue, constamment appelée à l’écran et souvent de façon un peu trop systématique et insistante, qui donne une impression de trouble et de tristesse : il y a aussi un emploi fréquent d’images floues en arrière-plan, ou des gros plans qui décontenancent le regard, ou des reflets dans un œil ou dans n’importe quoi ; appel sans doute, à la relativité des vies ou plutôt de ce qu’on connaît de la vie, de soi et des autres.

Terrible accident de voiture sous les yeux d’un auto-stoppeur : Patrice de Courcy, grand compositeur français, à qui a été commandé un Concerto pour l’unification de l’Europe (ô naïves illusions polonaises de l’après-communisme !) se tue et tue sa petite fille. Réchappe de l’accident, à peu près indemne, sa femme Julie (Juliette Binoche). Tentative de suicide ratée, puis entreprise de la liquidation de tout ce qui paraissait être un passé heureux : famille unie, célébrité, grande aisance matérielle, avenir plein de promesses.

Fuite, volonté d’anonymat, rejet de tout ce qui pourrait rattacher au passé : l’argent, la grande belle maison, les meubles, les amitiés, les premières pages de la composition du concerto en cours d’écriture que la copiste (Florence Vignon) n’a pas même encore eu le temps de mettre au propre. Au fait, pourquoi passe-t-elle une nuit, la dernière dans sa maison, avec Olivier (Benoît Régent), ami (et collaborateur ?) de son mari qui dit l’aimer depuis toujours ? Voilà qui fait partie de pistes que Kieslowski ouvre et ne poursuit pas toujours, laissant perdre certaines dans les sables, faisant réapparaître d’autres pour faire avancer son récit. Récit qui demeure toujours linéaire et très clair mais qui prend aussi quelquefois une tournure baroque.

Ce qui n’est pas, à dire vrai, un reproche, puisque la vie que nous vivons fonctionne à peu près ainsi, sans donner d’explications nettes et rassurantes à des tas de scènes et de péripéties que nous côtoyons ou même vivons sans les maîtriser. Ainsi, par exemple, alors que Julie/Binoche vient d’emménager dans son nouvel appartement, rue Mouffetard, qu’est-ce que c’est que cette rixe en bas de chez elle ? Il est vrai que ça entraînera, du fait d’une porte qui se claque et la laisse en teeshirt sur son palier, sa découverte d’un bout de la vie de l’immeuble… Mais aussi qui est ce clochard flûtiste (Jacek Ostaszewski) qui semble jouer des bribes de la musique du compositeur mort ? Et pourquoi est-il déposé dans le quartier par la limousine d’une femme riche ?

Et la voisine du dessous, Lucille (Charlotte Véry) qui se prostitue et se produit dans un théâtre érotique à Pigalle, parce qu’elle aime ça, dit-elle, appelle au secours Julie, devenue son amie, parce qu’elle a reconnu son père au premier rang des spectateurs de la salle glauque de ses prestations dénudées. Et lorsque Julie va rendre visite à sa mère (Emmanuelle Riva) qui, dans son mouroir chic, s’enfonce dans la nuit d’Alzheimer… Et la souris qui donne naissance à une portée de souriceaux qui seront un régal pour le chat que Julie emprunte à un voisin… Et l’auto-stoppeur du début (Yann Tregouët) qui la retrouve et lui donne les dernières paroles qu’il a recueillies de son mari mourant…

Tout cela sans doute pour montrer à la fois la solitude affreuse et, d’une certaine façon, le retour à la vie, parce que le chagrin s’estompe au fur et à mesure. Tout ça c’est très bien. Et il est d’autant plus dommage que survienne alors la révélation que le grand compositeur avait une belle maîtresse, une avocate, Sandrine (Florence Pernel), qu’il voyait depuis longtemps et à qui, juste avant de mourir, il a fait un enfant. À partir de ce moment là et des retrouvailles de Julie et d’Olivier/Benoît Régent, on quitte la route pour de bon, cette fois et c’est le film qui s’accidente.

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