Un étrange voyage

Le bout de la route.

Une vieille dame, dont on ne saura pas grand chose, pas même pourquoi tout le monde l’appelle Gino, quitte Troyes pour venir passer deux jours à Paris avec son fils Pierre (Jean Rochefort), restaurateur de tableaux anciens. Un homme un peu dilettante, séparé de sa femme Claire (Arlette Bonnard), qui exploite un petit hôtel. Un père qui a des rapports distants et ennuyés avec sa fille Amélie (Camille de Casabianca) qui prépare Sciences-Po et professe des idées révolutionnaires.

La vieille dame n’est pas à l’arrivée du train de 16h32 gare de l’Est où Pierre l’attend vainement. Elle n’est pas non plus au train suivant. Que faire ? Ce genre de situations singulières, inquiétantes décontenance. Je songe un instant à ce qui arrive au docteur Richard Walker (Harrison Ford) dans Frantic de Roman Polanski : à partir de quel moment va-t-il s’inquiéter de ne pas voir revenir dans leur chambre d’hôtel sa femme, qui s’est absentée un instant ?

En fait, dans Un étrange voyage, ce n’est pas ça du tout : nul mystère policier, pas de crime ou de méprise, pas d’Alzheimer brouilleur de mémoire et pas davantage l’envie subite et inopinée qu’aurait eue Gino de disparaître pour on ne sait quelle raison. D’ailleurs des raisons, il n’y en aura pas beaucoup ; lorsque tout à la fin du film Amélie tombera par hasard dans un fourré sur la dépouille de la vieille dame, on ne saura pas du tout pourquoi, comment elle a pu chuter du train. Ce n’est pas ce qui intéresse le réalisateur.

Alain Cavalier, qui a commencé à mener une carrière classique – et dont le classicisme a sans doute culminé dans La chamade d’après Françoise Sagan, avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli – s’est dirigé sereinement vers un cinéma de plus en plus minimaliste, jusqu’à tourner seul des films intimistes avec de petites caméras numériques. Avec Un étrange voyage il a déjà engagé ce chemin épuré.

Il n’y a donc aucune autre trame dans le film que la recherche entreprise par le père et la fille tout au long des voies de chemin de fer d’un cadavre que ni la police, ni la SNCF n’ont pu retrouver. 140 kilomètres à fouiller : on perçoit donc le caractère symbolique de cette prospection : Cavalier y voit naturellement la découverte par un père et une fille qui s’ignoraient et avaient bâti entre eux un mur d’indifférence (bien davantage que de reproches). Mais là encore il ne faut pas s’attendre à la révélation de lourds secrets, à une sorte d’éclaircissement de mystères du passé ; tout simplement sans doute parce qu’il n’y en a pas. Pierre et sa femme se sont séparés sans qu’on sache vraiment pourquoi, peut-être parce qu’il y a eu (de part et d’autre ?) une tromperie, mais de toute façon ça n’a pas d’importance.

Un étrange voyage est filmé dans une lumière très neutre, dans le décor monotone du chemin de fer, entre les taillis d’un pauvre vert éteint, les bosquets poussiéreux et le déroulement fastidieux des voies, sous un ciel presque constamment gris, ponctué de rares haltes qu’on pourrait presque qualifier d’utilitaires : on voit des chambres d’hôtel miteux, des cafés de campagne où de vieux paysans en bleu de travail boivent des verres de gros vin rouge sans trop parler, des halls de gare qu’on devine parcourus de vents coulis.

Quelques silhouettes ponctuent le récit : le type (François Berléand) qui confirme à Pierre que sa mère était bien dans le train au départ de Troyes et qui l’escroque de 500 Fr., un guichetier méridional (Patrick Depeyrrat) qui drague Amélie (et n’est pas loin de réussir), deux ou trois agents ferroviaires…

Camille de Casabianca, qui est la propre fille d’Alain Cavalier interprète avec une sensibilité extraordinaire et beaucoup d’éclat un personnage assez complexe de jeune fille brillante mais très mal à l’aise avec la vie, boulimique qui se fait vomir dès qu’elle a ingurgité une brassée de gâteaux, fine et forte pourtant, heureuse d’avoir apprivoisé son père.

Et Jean Rochefort, qui sait tout jouer, est particulièrement magnifique dans ce personnage de vieux jeune homme qui prend enfin conscience, avec la mort de sa mère, qu’il ne peut plus se dissimuler entre le passé, qu’elle représentait, et le futur qu’il voulait ignorer en ignorant sa fille.

C’est un film d’une véracité rare, tissé de petits riens tous improbables mais qui, réunis, parviennent à donner l’image exacte de la vie.

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