Un revenant

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Ciel de suie lyonnaise.

Je ne sais pas si on peut être vraiment sensible à la pesanteur vénéneuse de ce film si l’on ne connaît pas Lyon, ses brouillards d’étoupe, ses pavés luisants de pluie, ses grands appartements austères du quartier d’Ainay, ses familles à secrets, cette discrétion dans la hauteur et dans la morgue qui, quelquefois ne manque pas d’allure mais qui peut être d’une extrême cruauté. L’atmosphère d’Un revenant est aussi étouffante que celle du Thérèse Raquin de Marcel Carné, qui se passe aussi à Lyon. Et ceci bien qu’il se passe dans la bourgeoisie cossue, et non chez les petits boutiquiers avides, atterrants de mesquinerie. Mais les grands bourgeois d’Ainay sont au moins aussi crapoteux que les petits bourgeois de Monplaisir…

Mais si l’on connaît, ou si l’on a envie d’entrer dans la confidence de la plus mystérieuse des villes de France, si l’on a lu ce chef-d’œuvre immense de Lucien Rebatet, franche canaille collaborationniste, mais grand romancier, qui s’appelle Les deux étendards, si l’on est fasciné par ces histoires troubles de famille et de non-dits, on aimera ce RevenantLouis Jouvet vient saccager la bonne conscience furtive d’une bourgeoisie moralement assez sale.

Quelqu’un – la figure de l’amertume, du regret, de la vengeance – revient sur ses pas, dans la ville quittée vingt ans auparavant, après un scandale. Il aimait une jeune fille, qui l’aimait aussi, mais à peu près et qui ne lui était pas destinée. Pour s’en débarrasser, on a tiré alors sur lui, en prétextant l’effraction d’un voleur. Le gêneur, Jean-Jacques (Louis Jouvet), qui s’en est sorti, a été expulsé de la réalité sociale et du souvenir de sa presque fiancée, Geneviève (Gaby Morlay). Elle a épousé Edmond (Louis Seigner), soyeux prospère et matois, associé de Jérôme (Jean Brochard), son frère et presque assassin.

Tout est rentré dans l’ordre. Dans l’ordre immuable des bonnes affaires cossues. Et la vie normale a repris ses droits : poussière des tentures lourdes, encaustique des boiseries sombres, déjeuners du dimanche, gâteaux de foies blonds, poulardes demi-deuil et tartes aux pralines. On a bien des maîtresses, qui sans doute sont brutalement montées alors qu’on conserve son col cassé et ses fixe-chaussettes. Et ça n’est là que pour l’hygiène, le principal demeurant le négoce des soieries, le boursicotage, les alliances entre bonnes familles. C’est tout Lyon, la plus florentine des villes de France.

Les deux beaux-frères, papelards, mesquins, hypocrites sont liés par des intérêts communs, se détestent cordialement, se méprisent ; Edmond souhaite profiter d’un coup boursier hasardeux de Jérôme pour lui acheter ses parts dans la société, et Jérôme, pour se renflouer, ne songe qu’à marier son fils François (François Périer) avec une jeune fille aussi riche que laide.

Jean-Jacques qui a fondé une troupe de ballets célèbre et revient d’une longue tournée aux États-Unis va présenter ses nouvelles créations à Lyon, au Théâtre des Célestins, la grande salle de la ville. Rien de plus simple alors que de revoir ceux qui étaient ses amis, celle qui était son amour de jeunesse. Rien de plus simple que de venir lancer quelques bombes au milieu de la respectabilité inaltérable, de casser les pattes de tout ce monde.

Un revenant est un film gluant de suie lyonnaise, feutré, insidieux, désespérant. Si on s’y tuait, ce serait avec des poisons subtils, des fiels inimaginables : mais on ne s’y tue pas : on se contente de gâcher des vies, de les rendre littéralement invivables, de briser net des espérances, des enthousiasmes, des familles.

Lorsque Jean-Jacques repart pour Paris, il a brisé bien des choses ; il n’est pas pour autant réconcilié avec son passé et il sait bien que sa vie ne peut tourner qu’autour d’agréables passades, comme celle qu’il a eue un peu plus tôt avec son étoile, Karina (Ludmilla Tcherina) et surtout autour de sa compagnie. Tout au plus a-t-il espoir que François/Périer, qu’il vient d’arracher à sa famille n’ait pas été trop contaminé. Les autres, il les laisse entre eux.

La distribution du film est absolument réussie. Louis Jouvet y joue, la danse se substituant au théâtre, le rôle de directeur de troupe qui était effectivement le sien ; et ceci au point que Léo Lapara qui était, de fait, le régisseur de ses spectacles joue le même rôle dans le film sous le nom de Marchal.

On n’a pas à ajouter quoi que ce soit à sa gloire et à son génie pas davantage qu’à ceux de Marguerite Moreno qui interprète Tante Jeanne, richissime parente des affreux soyeux, qu’elle méprise avec toute sa superbe méchanceté. Louis Seigner et Jean Brochard sont aussi des acteurs magnifiques. Ludmilla Tchérina est charmante et délicieuse d’immoralité. Seul François Périer est un peu en retrait, trop chien fou et un peu trop âgé (il avait 27 ans) pour le rôle d’un gamin censé en avoir 17 ou 18.

Et la guest-star, c’est le Lyon-des-brouillards, formidablement filmé…

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Quelle pitié de constater que le DVD paru chez l’éditeur René Château, propose un film où, dans la première demi-heure surtout, c’est un festival de pellicule rayée, d’images fondantes, de parasites divers ! Désinvolture, mépris du client, je-m’en-fichisme, il y a quelque chose de désespérant, à l’heure où le moindre bide récent fait l’objet de parutions somptueuses et de gloses infinies !

Dans ce mépris du patrimoine, je vois la mort acceptée du cinéma français ; les Cocoricos égosillés du CNC ou d’Unifrance n’y changeront rien : qu’ont de spécifiquement français les films de Luc Besson, tournés en pidgin-english, les documentaires dont il est aisé de modifier montage et commentaire,  ou les dessins animés, par définition interlopes ?

Ce superbe Revenant, sarcastique, gluant, cynique, méchant, désespéré de Christian-Jaque est à mille coudées au dessus du niais Fanfan la Tulipe , du même auteur, infiniment plus célébré.

Ce qui ne fait que m’enrager davantage sur la pauvreté de la copie…

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