Une femme sans amour

Fumée grise.

Il faudrait pouvoir juger avec plus de sérénité cette Femme sans amour qui se trouve presque au début (1951) de la période mexicaine de Luis Bunuel et a sans doute constitué pour lui une œuvre de commande, une adaptation littéraire, comme un peu plus tard (1954) Robinson Crusoé et Les Hauts de Hurlevent. Il n’y a rien là, en tout cas, ou si peu, de ce qui fait la particularité, l’originalité du cinéaste, souvent sarcastique et méchant, démolisseur anarchisant de tout l’espace social mais aussi de tous les espaces personnels. Voir en lui un révolutionnaire ou un idéologue me semble commettre, en tout cas, un gros contre-sens.

Et donc juger avec sérénité Une femme sans amour serait volontairement oublier que le film est une des adaptations d’un des romans les plus gris, les plus sombres, les plus atones de Guy de Maupassant qui, il est vrai, n’a jamais prétendu à la folle gaieté. Et dans Pierre et Jean dont le film est adapté, Maupassant touche à une des blessures familiales les plus attristantes et les plus navrantes qui se puissent, une des plus ternes, aussi, parce qu’elle se glisse au milieu du cercle de famille : l’incertitude de l’origine et, pis encore quand cette incertitude est levée, la conviction qu’on n’est pas le fils de son père.

Les deux récits se structurent à peu près de la même façon, avec un point nodal très fort : l’annonce d’un important héritage laissé par un ancien ami de la famille au seul fils cadet, Jean dans le roman, Miguel (Xavier Loya) dans le film. Dans les deux cas le père de famille, aveugle comme le sont souvent les maris trompés, ne perçoit pas l’anomalie, anomalie qui pour tout le monde, à quelque niveau qu’il soit, est un scandale éclatant et clair comme de l’eau de roche : cet enfant est celui d’un amant.

Maupassant traite cela en drame grisâtre et déprimant : de l’aventure qu’elle a connue jadis, la mère des deux frères a surtout conservé un grand faible pour l’enfant de l’amour et marque pour lui une préférence choquante ; et il est vrai que le cadet est plus aimable, plus brillant, plus séduisant que l’aîné. Mais Bunuel tire vers le mélodrame. Là où le romancier plaçait dès son premier chapitre la survenue de l’héritage empoisonné, le cinéaste le fait longuement attendre, le temps de présenter l’idylle qui va survenir, avec une sorte de fatalité entre la mal mariée Rosario (Rosario Granados) et le beau, romanesque, idéaliste, forestier Julio Mistral (Tito Junco). Et de sacrifier le bonheur des deux amants parce que Carlitos (Jaime Calpe) s’est rapproché de son sévère père et qu’il n’est pas concevable de l’en séparer.

On voit bien qu’on n’est pas dans le même registre ; d’ailleurs toute la lumière va dans le film s’orienter sur la malheureuse femme, qui a perdu l’amour de sa vie et qui verra ensuite ses deux fils se déchirer sous le regard d’un mari qui ne comprend rien. Chez Maupassant, c’est sur l’aîné, le malheureux enfant grugé que l’intérêt se focalise. Et cela fait toute la différence entre un grand roman et un gentil film. Un grand roman dont le desinit est parmi les plus beaux que je connaisse, qui relate le départ vers nulle part de Pierre, alors que Jean, qui a tout reçu en partage, au bras de la femme aimée, le voit disparaître de sa vie  : Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François Ier, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur la haute mer ; mais elle ne vit plus rien qu’une petite fumée grise, si lointaine, si légère qu’elle avait l’air d’un peu de brume.

Car Une femme sans amour n’est pas dénué d’intérêt. Aussi parce qu’il nous présente ce Mexique de 1951, qui atteignait, comme beaucoup de pays d’Amérique latine, une forme de prospérité après avoir été le grenier (à blé ou à viande) des belligérants. Et puis c’est très bien rythmé, très bien interprété et, malgré les dérives sentimentalo-mélodramatiques, bien agréable à regarder. Mais enfin, du Mexique de Bunuel, on préférera Los Olvidados, El (Tourments) ou La vie criminelle d’Archibald de La Cruz

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