Vincent, François, Paul et les autres

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On reste seul, finalement, et pour toujours…

Je trouve – et je l’ai dit sur le fil de Max et les ferrailleurs – que Vincent, François… est le meilleur de cette série de quatre (avec Les choses de la vie et César et Rosalie) où Sautet a sculpté la société française des années Soixante-Dix avec une prodigieuse sensibilité et une extrême délicatesse. Est-ce qu’on peut appeler ça L’intelligence de l’Histoire ? Ou est-ce que c’est simplement une prémonition ? Ou même un hasard ? Claude Sautet a tourné Vincent, François… du 14 février au 15 mai 1974 ; le 2 avril, en plein milieu du tournage, donc, la nouvelle qui stupéfie les Français, la mort du Président Georges Pompidou. Le symbole de la fin des Trente glorieuses, des années de croissance et de folle prospérité, les années où l’on croyait au Progrès à P majuscule. Les malins et les relecteurs de l’Histoire disent aujourd’hui avec un superbe aplomb que la transformation de l’aspect physique du Président donnait comme évidente sa disparition et que la guerre du Kippour d’octobre 1973 et, subséquemment, le choc pétrolier (70% d’augmentation du prix du baril) qui suivit sonnait d’évidence le glas de l’insouciance. Disons qu’à l’époque les extra-lucides étaient beaucoup moins nombreux.

816-1-moyenMais Sautet en était, d’évidence. Vincent, François, Paul… et les autres est situé à peu près au milieu de son œuvre et constitue l’acmé de ses films sociétaux, sans doute le meilleur. Après Mado et Une histoire simple, il évoluera graduellement vers des sujets plus intimistes, plus intérieurs, qui ne sont pas ses réussites majeures. Toujours est-il que l’histoire de cette bande de vieux copains qui se délite au moment où le réalisateur braque sur elle sa caméra est exactement le reflet en un miroir clinique de ce qui se passe dans la société occidentale.

Éric Zemmour, dans son essai Le suicide français peut bien, à juste titre et sans craindre le caractère provocant de l’expression, indiquer que le film est le dernier dont le héros est le mâle hétérosexuel blanc. Ce n’est pas faux, loin de là : la société décrite nous paraît à la fois si lointaine (la place respective des hommes et des femmes dans le jeu social, l’abondance du tabac, la physionomie de la rue) et si proche (l’angoisse du déclassement et du chômage, le délitement des couples, la montée de l’individualisme) qu’on sent bien qu’on est à la crête du point d’observation : on voit à la fois ce qui était et ce qui sera. Et le présent fait éclater les vieilles catégories, laissant chacun désemparé et solitaire.

C’est vrai, il y a chez Sautet une permanente angoisse de la solitude. Nulle part mieux que dans cette chronique d’une bande d’amis quinquagénaires on ne voit s’insinuer cette angoisse là ; car quelle que soit la force des complicités et des affections réelles qui unissent Montand, Piccoli, Reggiani et leur petite troupe, la solitude est fondamentale, l’isolement entier. C’est un film très triste, très noir comme, souvent les films de bande, par exemple aussi Mes chers amis. Ces amitiés-là ne fonctionnent guère que dans l’euphorie des bons moments et des bamboches et dans la cordialité obligée, alcoolisée, de l’ouverture du bistro rénové de Clovis (Nicolas Vogel), où Vincent/Montand passe comme une ombre. Je ne trouve plus personne nulle part dit-il à Catherine (Stéphane Audran), la femme qu’il aime et qui l’a quitté, chez qui, désemparé, il vient se réfugier.

xlarge_1_f50c0L’amitié, ça n’existe que lorsqu’on marche d’un même pas, et par beau temps ; dès que la mauvaise saison est là, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre que de s’abrutir de travail (François/Piccoli), d’alcool (Paul/Reggiani) ou d’angoisse (Vincent/Montand) ? Chacun se verrouille dans son enfer et il suffit de pas grand chose, finalement, pour que les masques tombent. Il importera peu, finalement, qu’autour du ring de boxe où Jean (Gérard Depardieu) remporte une victoire imméritée et dérisoire, la bande de copains paraisse se reconstituer, dans une fausse euphorie. Le retour en train est glacial. Si l’on se projetait deux ans après, il n’en resterait plus rien. Catherine ne sera pas revenue vivre avec Vincent, ni Lucie (Marie Dubois) avec François. Et va savoir si Julia (Antonella Lualdi) ne se sera pas fatiguée de l’aboulie de Paul et ne sera pas passée de la tendresse à la pitié et de la pitié à la lassitude…

On reste seul, finalement, quoi qu’on fasse, et pour toujours.

 

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