Waterloo

Morne plaine mais beau spectacle.

Évacuons d’abord ce qui ne va pas trop, qui gêne un peu ou qui est parcellaire ou fallacieux : en d’autres termes, donnons-nous le plaisir de faire un peu le pion. Ça commence par le carton qui ouvre le générique et qui se propose d’apprendre aux populations qui ne connaissent pas grand chose à l’épopée : Napoléon est censé être parvenu au Pouvoir suprême par sa ferveur révolutionnaire, ce qui est, tout de même, une sacrée billevesée (coquecigrue, si l’on préfère) ; beaucoup de généraux français arborent sur leur tunique un ruban de décoration jaune et vert qui fait irrésistiblement songer à la glorieuse Médaille militaire, instituée par… Napoléon III en 1852 ; lors du Vol de l’Aigle, c’est-à-dire du parcours accompli par l’Empereur, débarqué le 1er mars 1815 à Golfe-Juan, la population de Grenoble (certes ville structurellement de gauche) le salue d’une vibrante Carmagnole : il me semble bien, pourtant que ce chant révolutionnaire sanglant avait été interdit par l’Empereur (notons par ailleurs que Cularo est bien représentée comme une sorte de capitale de la crasse : on voit que Stendhal, qui en était originaire, avait la dent dure et le jugement sûr). Naturellement le maréchal Ney (Dan O’Herlihy) n’était pas présent lors de la rencontre avec les troupes royales sur la prairie de Laffrey. Enfin, de façon plus essentielle, le film n’explique pas que le parcours napoléonien, par l’intérieur des montagnes alpines et non pas par la vallée du Rhône où le cheminement aurait été plus aisé, est dû à la haine féroce que les populations ressentaient pour l’Empereur, tout le Midi, de Marseille à Bordeaux et l’Ouest ayant fini par haïr L’Ogre.

On peut aussi bien sincèrement déplorer que le film ne soit disponible qu’en VO sous-titrée en français : je n’ai pas, sur la question du doublage, une opinion très arrêtée, en tout cas très dogmatique mais là on est tout de même bien choqué d’entendre Napoléon, ses maréchaux et toute l’armée française s’exprimer dans la langue de Wellington ; l’idéal serait, bien sûr qu’il y ait deux pistes permettant à chaque camp de s’exprimer en sa langue, avec sous-titrage automatique lorsqu’on passe chez les Godons ou les Prussiens.

Ayant jeté ce peu de fiel, je dois dire l’admiration ressentie devant la grande beauté du film, sa rigueur, la capacité remarquable qu’il a d’exposer sans cartes embrouillées et sans mots techniques l’évolution de la bataille, qui fait qu’on perçoit à tout moment, s’il on y est attentif, évidemment, l’évolution des événements. Dieu sait si la représentation des combats, qu’ils soient classiques (Austerlitz, d’Abel Gance) ou modernes (Le jour le plus long de Darryl Zanuck) est compliquée à mettre en œuvre : en général, on n’y comprend que couic, on est comme Fabrice, le héros de La chartreuse de Parme voyant passer le bruit et la fureur sans en saisir quoi que ce soit. Eh bien dans ce Waterloo, tout est aussi clair que possible.

Je sens que certains esprits fins et moraux vont s’indigner de ce que je vais écrire : mais quoi qu’on en dise, il y a une beauté sauvage, monstrueuse (je l’admets), diabolique (je veux bien) dans les manœuvres des troupes qui montent à l’assaut, calmes, déterminées, ordonnées, au son des fifres, des clairons, des tambours ou des cornemuses : certaines de ces manœuvres filmées par Serge Bondartchuk, à partir d’une tour ou d’un hélicoptère, sont d’une stupéfiante beauté comme, par exemple, la calme charge terminale de l’infanterie de la Vieille garde qui, au moment où l’on peut croire la bataille gagnée, est censée conclure le combat avant que la survenue des Prussiens ne transforme la victoire en déroute.

Mais bien d’autres images magnifiques ! Dès le début, par exemple, dans le palais de Fontainebleau désert et grisaillant, la démarche des maréchaux aux uniformes bleu profond chamarrés, barrés du grand cordon rouge de la Légion d’Honneur ; ou le bal de Bruxelles donné par la duchesse de Richmond (Virginia McKenna) qui fut certainement un des plus remarquables de l’Histoire, à la fois par la qualité des participants et la tension qui devait y régner, à trois jours de la bataille ; ou encore la désolation des bivouacs sous la pluie battante.

Les moyens considérables dont a bénéficié Bondartchouk,grâce à l’Armée soviétique (20.000 figurants, arasement de terrains pour les conformer à la topologie du réel site de Waterloo) ne doivent pas faire oublier le choix extrêmement intelligent et réussi des deux protagonistes principaux : la courtoisie glacée, l’humour froid, le courage désinvolte de Wellington sont idéalement incarnés par Christopher Plummer ; et de la même manière, le famélique lieutenant corse devenu un homme inquiet, usé, courtaud, bouffi de mauvaise graisse jaune, irritable et paranoïaque est parfaitement interprété par Rod Steiger, qui porte en lui, presque dès l’abord, qu’il sait que sa folle tentative est promise au désastre…

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