Huit et demi

Une aussi longue absence.

Je me souviens encore très précisément de l’atmosphère qui régnait, dans une chaude nuit de l’été 1963, à la sortie du cinéma Casino de Digne, ma ville natale, où je passais rituellement mes vacances d’été. Nous devions bien être une dizaine de camarades, filles et garçons mêlés, et nous avions 16 ou 17 ans. Il me semble que nous n’étions pas très nombreux à avoir vu déjà La dolce vita – sans y comprendre grand chose – et je devais être le seul à connaître Les tentations du docteur Antonio du film à sketches Boccace 70, que j’avais pris comme une vaste rigolade. Mais, pour les jeunes péteux que nous étions, soucieux d’intellectualisme, le nom de Federico Fellini était comme une sorte de vache sacrée, quelque chose à quoi il n’est pas concevable de s’opposer.

Et, de fait, marchant gravement tout au long des platanes centenaires du boulevard Gassendi, nous rivalisions de points de vue dithyrambiques sur ce que nous venions de voir, comme d’ailleurs nous allions le faire, deux ans plus tard après Juliette des esprits. Un bon demi-siècle a passé, quelques milliers de films et quelques dizaines de chefs-d’œuvre qui ont marqué ma vie. Mais, parmi ces chefs-d’œuvre ancrés dans ma mémoire, aucun Fellini ; aucune prévention non plus, comme j’en nourris pour les révérés par certains, Ingmar Bergman ou Michelangelo Antonioni. Simplement une relative fermeture.

Lorsqu’on revoit après une grande distance temporelle un film aussi difficile d’accès, on a, bien sûr, dans sa besace une certaine connaissance du cinéma, des trucs de réalisation, des louvoyages du récit, des habiletés canailles du metteur en scène. On ne s’offusque plus de ne pas trouver un brave scénario linéaire solidement construit, une histoire qui commence en A et finit en Z, des personnages clairement bâtis et parfaitement identifiés. On sait toute la puissance de l’onirisme, des ambiguïtés créatrices, des heureux mensonges commis contre la réalité apparente, des fins ouvertes, des interrogations sans réponse. Et qui plus est, comme on est fort amateur de David Lynch, on aime ça : on n’est plus demandeur de rationalité et on n’exige plus, comme à la fin des romans de la Comtesse de Ségur que le sort de tous les personnages qui sont intervenus soit précisé.

En d’autres termes, on est tout à fait près de se laisser embarquer dans un film où se succèdent sans apparente continuité des tas d’épisodes gratuits, qui représentent bien certainement le tohu-bohu de la vie, ses incertitudes, ses contradictions, ses inquiétudes, ses paniques, l’impossibilité de s’expliquer vraiment, de dire la bonne parole au bon moment et au bon interlocuteur. On veut bien admettre que le réalisateur Guido (Marcello Mastroianni) est piégé par la dépression, la stérilité de la création artistique, la difficulté de se sortir de l’entrelacs de ses relations amoureuses, du piège de ses relations professionnelles. Et du marécage infini des souvenirs et des fantasmes qui s’accumulent, se mélangent, se sédimentent, se fécondent et métastasent.

On a de longue date été séduit par la qualité de la musique de Nino Rota. Et depuis toujours on se souvenait de la scène finale, ce capharnaüm clownesque autour d’un échafaudage inutile.

Et ça n’a pourtant pas marché ; on est demeuré absolument extérieur à tout cela, malgré la beauté de la photographie Noir et Blanc, la qualité du jeu des acteurs, l’intelligence du propos. Que dire et qu’en conclure ? Entre Fellini et moi, ça ne fonctionne pas. De là où il est, au paradis des créateurs, il s’en contrefiche évidemment. Mais moi, ça me navre.

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