L’appât

Les gagne-petit.

L’affaire fit grand bruit entre 1984, où les assassinats ont été commis et 1988, où le procès d’assises a condamné les meurtriers. Si grand bruit que Morgan Sportès en fit un livre en 1990 et Bertrand Tavernier un film en 1995. C’est que cette affaire-là était à la fois simple et glaçante et qu’elle en disait tant et tant sur le monde, sur les crapoteries, les saletés de la vie, sur la fascination de l’argent-roi. Et plus encore sur les tristes enfants perdus de cette société à la dérive incapables de comprendre que les actes ont des conséquences et plus encore fermés à tout autre chose que leur propre désir immédiat, absolu, envahissant, torrentueux, insurmontable…

Donc une histoire vraie où dans le film ne sont changés que les noms et ne sont représentés que l’écume des choses, les apparences, l’indifférence d’insecte des tueurs envers les victimes. Indifférence d’insecte : l’expression est de Jean Giono qui, dans ses Notes sur l’affaire Dominici prises lors du procès, qualifie ainsi l’attitude du Patriarche de la Grand’Terre. Ah, certes, difficulté réelle à faire couler le sang pour ces enfants des villes, qui ne sont pas habitués, comme l’étaient jadis ceux de la campagne, à tordre le cou d’un poulet, à faire sauter l’œil d’un lapin d’un coup de canif, à éventrer un cochon dont la tripaille ruisselle. Petite vergogne chochotte, sensiblerie urbaine. Mais au delà de la répugnance physique instinctive, totale insensibilité à la vie de l’autre. Les bonnes âmes font mine de s’étonner qu’on puisse, dans un monde qu’ils imaginent civilisé, trouver des tortionnaires ; la belle affaire ! Il y en a à tous les coins de rue.

La belle gueule, la tchatche, la prodigalité, la brutalité, la paresse d’Éric (Olivier Sitruk) ont séduit Nathalie (Marie Gillain), qui traîne dans les restaurants de nuit des Champs Élysées, de la rue La Boëtie, de la rue de Ponthieu ; on ne sait pas depuis quand, mais on voit bien qu’elle n’a pas de père, et que sa mère (Jeanne Goupil) a mené et mène sûrement encore une vie identique, faite d’amants successifs provisoires et de billets ramassés on ne sait trop comment (ou on sait trop bien comment). Au milieu du couple, faire-valoir, souffre-douleur, âme damnée, exécuteur des basses-œuvres, Bruno (Bruno Putzulu), qui dit sortir du ruisseau, avoir été abandonné, mais est peut-être bien un peu mythomane. Fruste, grossier, lié à Éric par une fascination absolue mais où on ne voit pas trace d’homosexualité, ou alors très inconsciente et très refoulée.

Rêve américain : tout serait tellement plus simple de l’autre côté de l’Atlantique à gratte-ciels, horizons infinis, grosses voitures, piscines et cocotiers, argent facile qu’on n’a qu’à se baisser pour ramasser. Mais il faut une petite mise de fond que le père d’Éric, traficoteur dans le Sentier, ne peut pas ou ne veut pas mettre. Il n’y a pas d’autre moyen que de se procurer les picaillons en cambriolant des types pleins aux as, avocats, médecins, dentistes qui possèdent tous – c’est bien connu ! – des coffres bourrés de billets comme Tony Montana (Al Pacino) dans Scarface, film-culte des deux garçons. Et rien n’est plus simple que d’aller dénicher les œufs d’or que ces coqs bien pourvus accumulent dans leurs beaux appartements en leur envoyant une gironde poulette.

On peut tout à fait regretter que Bertrand Tavernier se soit trop littéralement attaché au déroulement des événements, ait trop suivi ses trois Pieds nickelés sanguinaires au détriment d’une bonne exploration dans le monde de ceux qui vont devenir leurs victimes. Des types célibataires ou divorcés qui vivent sur un grand pied et vont le soir chercher de la chair fraîche dans des établissements ad hoc, où des pourvoyeurs bonnes âmes (parfait Jean-Louis Richard, gluant comme on l’imagine, qui ne sera sans doute pour rien dans ce qui va se passer, tout au moins aux yeux de la Loi). C’est assurément là une grande faiblesse du film : on aimerait aller un peu voir ce qui se passe de bien minable chez ces types qui s’offrent des filles à peine majeures pour se donner l’illusion – ou la donner à leurs potes – qu’ils peuvent encore les emballer.

Mais comme Tavernier a pris le parti de ne suivre en détail que les assassins, on accompagne de façon trop appliquée les tentatives, dont nombre sont infructueuses, de détrousser les pigeons puis, impeccable logique des systèmes, de les tuer. Ce qui n’empêche pas Nathalie/Gillain de demander, après qu’elle vient d’avouer, si elle pourra tout de même fêter Noël en famille. Ce sont exactement les paroles de son modèle, Valérie Subra, lors de son arrestation, le 20 décembre 1984.

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