Sciuscia

Tristes enfants perdus.

Selon ce que je lis ici et là, Sciuscia est le premier vrai film où Vittorio De Sica sort de son image de charmeur à l’œil de velours et à la moustache conquérante (qu’il reprendra souvent, singulière dichotomie, lorsqu’il ne sera qu’interprète de films tournés par d’autres) et devient un grand cinéaste inspiré, et souvent bouleversant.

Il a certes tourné Les enfants nous regardent en 1942, mais c’est un mélodrame tout empreint des codes du genre et d’un discours moral. Autrement dit, lorsque Sciuscia sort sur les écrans en 1946, et lorsque le talent éclate, ça en surprend plus d’un.

Le bizarre mot de Sciuscia est la déformation dans le patois populaire romain de Shoe-Shine, lustreur de chaussures ; le film se passe en 1944 et si l’Italie n’est pas encore tout à fait libérée, Rome l’est déjà, et fourmille de soldats américains, à l’opulence confondante au regard des milliers de miséreux qui survivent sous le double signe de la débrouille et de la récupération. Trafic de stocks américains, de couvertures ou de cigarettes habilement détournées, de marché noir et de combines.

Des milliers de gamins, dans l’Italie fragile de l’immédiate après-guerre vivent ainsi un peu comme ça, au fil de l’eau, avec des coups de chance et des ventres vides ; le phénomène a été d’une telle ampleur qu’il a donné, en France même, à la publication, sans doute éphémère, mais dont je me souviens, d’un journal illustré (avec peut-être des parties de roman-photo, ma mémoire n’est plus fidèle) qui s’appelait précisément Sciuscia, sans rapport autre que son titre avec le film de De Sica;

Dans le film, deux gamins fraternellement liés, l’un orphelin, ou abandonné, l’autre à peine rattaché à une famille qui lui demande de rapporter sa pitance et ferme facilement les yeux sur ses errances, rêvent d’acheter un cheval et essayent de réunir des sous pour y parvenir. Ils sont embringués, par le frère aîné du plus jeune, dans une histoire plus risquée, une escroquerie qui leur vaut l’enfermement.

Pour dire vrai, l’anecdote ne se veut ni spectaculaire, ni ingénieuse : elle n’est que relation naturaliste, avec le juste degré d’empathie qui convient.

Car la grande force du film n’est pas de dénoncer, de fustiger, de se lancer dans un plaidoyer à arrière-pensées ; la noirceur désespérante de l’enfermement ds enfants dans un pénitencier qui fait songer à la fois aux prisons de Piranèse et aux architectures méchantes de Chirico, est, en soi, plus poignante que tous les discours. Surtout De Sica ne fait pas miroiter des lendemains qui chantent et des espérances qui chatoient ; c’est la même lucidité paisible (ou amère) que dans Le voleur de bicyclette ou dans Umberto D, la vie difficile, l’existence grise…

La maîtrise du rythme par De Sica est déjà entière ; et si Sciuscia me semble un peu un brouillon, par rapport au Voleur de bicyclette, ça vole déjà bien haut !

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