Ce serait vraiment un film magnifique, du meilleur niveau du cinéma italien de la haute et merveilleuse époque, si le réalisateur n’avait pas chargé son film de lourds relents politiques et d’une fin abominablement mélodramatique. Écrivant cela, je ne dis pas que les catastrophiques conditions de travail dans les usines du Capital, qui martyrisent et tuent les travailleurs ne doivent pas être dénoncées avec férocité : on a sacrifié des millions de gens qui ont souffert jusqu’à la mort le mépris total qu’avaient des salopards indifférents pour des gens de leur nature ; je ne dis pas non plus que l’intensité accablante du mélodrame est dépourvue de toute qualité ; bien loin de là : il n’y aurait pas eu, sans cela, Les Misérables et tant d’autres chefs-d’œuvre.
Mais il y a bien des affaires de mesure et de subtilité. Et autant je pense que Luigi Comencini filme un film étincelant, incandescent, subtil et superbe dans sa première heure, autant je crois qu’emporté par un discours militant, il se laisse aller, in fine, à la facilité complaisante et pleurnicharde qui sépare le Camp du Bien du reste du monde ; c’est-à-dire de la plupart d’entre nous, qui ne pouvons que supporter, nous incliner et frémir devant la méchanceté du monde, structurellement opposé à l’épanouissement des amoureux qui sont, évidemment et comme d’habitude, seuls au monde mais subir sans grand pouvoir de changer quoi que ce soit.
On me dira, non sans pertinence, que le thème de la confrontation entre les immigrés du Sud – Napolitains ou Siciliens – vers le Nord industrieux qui commence à fonctionner sacrément bien et à réaliser ce qu’on a appelé le Miracle Italien n’est pas neuve. On peut voir dans le film certains aspects presque racistes où les Lombards ont pour les Siciliens une forme de mépris insupportable. Conséquence de l’absurde Unité italienne, aussi inutile que mal réussie : l’Italie est faite pour les principautés originales, non pour un État unitaire et centralisateur, comme l’est la France. J’ai dû écrire ça cinquante fois. N’empêche que c’est drôlement exact et bien filmé.
Une usine milanaise, du temps où il y avait encore des ouvriers et du travail à la chaîne. Et aussi des machines à pointer, de longs murs gris hostiles, des pylônes aigres qui supportent des câbles interminables, des passages à niveau, des échoppes en plein vent, des guérites qu’on dirait abandonnées, des pelouses pelées et surtout, surtout la grisaille tenace des brouillards de la plaine du Pô. Qui pense que l’Italie n’est que soleil et douceur en voit la réalité, qui n’est pas si drôle que ça dans cette usine, où l’on paraît ne fabriquer que des tubes bruyants, sans beaucoup de précaution pour la santé des pauvres hères exposés toute la journée aux poussières métalliques, aux acides, aux fumées malsaines. Et voilà la rencontre de deux beaux jeunes gens.
Nullo (Giuliano Gemma) et Carmela (Stefania Sandrelli) sont tous deux ouvriers dans la même usine. Il est issu d’une famille de gauche, libertaire ; elle porte sur ses épaules toute la pesanteur des traditions méridionales : jalousie furieuse des hommes, vertu obligée des pucelles, sourcilleuse surveillance familiale. Chez le même Mario Monicelli, quinze années auparavant (1958) à Rome, cette fois, c’était dans Le pigeon la même frustration, la même arrogance sociale, la brutalité sans états d’âme de Michele dit Ferribotte (Tiberio Murgia) vis-à-vis de sa sœur Carmelina (Claudia Cardinale).
J’ai bien aimé aussi la délicatesse abordée sur les premières amours, le moment où la jeune fille abandonne ce qu’elle estime être un trésor inestimable au mâle, là presque aussi gêné qu’elle peut l’être. Comencini traite ce moment si important de la vie des hommes – de la vie des femmes, devrais-je dire – avec pudeur et sensibilité. Et, en même temps, la difficulté pour ces deux êtres – l’ouvrier lombard communiste, la paysanne sicilienne empreinte de religiosité – de s’accorder. Dans la chambre d’hôtel où Carmelina va se donner, il y a la même angoisse que ressent Douce de Bonnafé (Odette Joyeux) lorsque le régisseur Fabien (Roger Pigaut) va la prendre dans l’admirable film de Claude autant-Lara : Je suis glacée, Fabien….
Comme c’est bête d’avoir commencé le film par l’assassinat du patron de l’usine par Nullo et l’avoir achevé par la mort purulente de Carmelina, intoxiquée par les saletés industrielles ! Le genre du mélodrame n’a pas que des défauts, loin de là, mais il faut que le discours soit continu, comme chez Douglas Sirk ; chez Comencini, il patine et ondoie. On ne croit plus au fond du film au moment même où il devrait devenir puissant.