Une sale histoire

Philosophie dans le boudoir.

Ce double court-métrage (22 et 28 minutes) a tout pour exaspérer la plupart des spectateurs ; je pense même qu’il peut exaspérer encore davantage que l’œuvre majeure de Jean Eustache, mystérieuse, crispante, interminable, La maman et la putain et ses 3h40 de non-spectacle. Je m’étonne d’ailleurs beaucoup de n’avoir pas été exaspéré, je m’étonne moins lorsque je songe que, contre toute attente, j’ai été fasciné d’emblée par La maman et la putain découvert sur un écran du Quartier latin au printemps 1973 ; pour qui ne jurait que par le cinéma de la Qualité française et méprisait violemment toutes les tentatives post Nouvelle vague (qui commençait à refluer largement, soit dit en passant), pour qui refusait tout intellectualisme, c’était une sacrée douche froide.

Depuis lors, j’ai bien dû voir trois ou quatre fois La maman, mal enregistrée sur une mauvaise cassette désormais inutilisable ; il n’y a toujours pas de DVD, sauf une édition japonaise qui doit être encodée sur un système différent. Et j’ai, à chaque vision été éberlué par la qualité de l’écriture, du filmage et de l’interprétation. Ah oui, c’est vrai, il faut trouver au jeu hallucinant de Jean-Pierre Léaud de l’agrément et même davantage : ce n’est pas donné à tout le monde, j’en conviens très volontiers.

Voilà un bien long préambule pour évoquer Une sale histoire ; préambule qui n’est peut-être qu’un justificatif assez piteux. Ai-je vraiment besoin d’expliquer pourquoi cette bizarrerie filmique, qui relate d’une double façon une perversion sexuelle tout à fait crasseuse est, d’une certaine façon, aussi ensorcelante que le sont les errements du jeune parasite Alexandre (Jean-Pierre Léaud) entre la maman Marie (Bernadette Lafont) et la putain Véronika  (Françoise Lebrun) Je devrais détester toutes ces ratiocinations, cette complète artificialité du ton et des propos, ces connivences germanopratines revivifiées par le tourbillon de Mai 68 : il se trouve qu’elles me plaisent. Est-ce que ce n’est pas une marque de talent que de séduire des spectateurs dont ce n’est pas le genre comme Odette de Crécy séduit Charles Swann ?

J’ai regardé Une sale histoire dans l’ordre inverse de celui qui est habituel, à tout le moins l’ordre souhaité par Jean Eustache ; je ne crois pas que cette interversion ait changé grand chose à mon appréciation. Sous mes yeux un intellectuel brillant, Jean-Noël Picq, fumeur compulsif de Marlboro, conte à quelques amis la curieuse pulsion qui l’a saisi quelque temps auparavant : grâce à un trou opportunément disposé, pouvoir  – et bientôt devoir – mater les sexes de femmes qui se succèdent aux toilettes du café de l’avenue de la Motte-Piquet où il a ses habitudes. Le récit est habile, délié, subtil, d’une franchise absolue qui ne fait pas l’économie des détails les plus sordides. Le narrateur tire de cette expérience des leçons sur ses propres pulsions, mais aussi sur la place de la sexualité, de la contrainte sexuelle, de l’assignation sexuelle dans la société.

C’est du funambulisme ? Certes ! Mais ce ne l’est pas davantage que les récits à tiroirs qui font le miel des récits picaresques : invraisemblances, exagérations, fantasmagories : tout cela est de la même veine… mais tout cela fonctionne très bien. D’ailleurs il faudrait que je revoie Le manuscrit trouvé à Saragosse : je suis sûr qu’il y a des rapports.

Le valeureux obsédé Picq conte l’absurdité de la situation, répond à quelques questions émoustillées de son auditoire féminin (Françoise Lebrun, Virginie Thévenet, Annette Wademant). Fin de l’épisode. Deuxième identique propos, tenu, presque à la virgule près, par des acteurs professionnels, sous un filmage professionnel. Michael Lonsdale remplace Jean-Noël Picq et, avec les mêmes mots redit la fascination du voyeur pour le sexe vu. Vu dans sa brutale nudité, dans sa totale évidence.

C’est habile, c’est brillant, c’est dérisoire, presque un peu ridicule. Mais tellement intelligent !

 

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